3. Le Fils de la Taupe face à autrui-le-corps

3.1. Le spictre du pire, de la mire et de Daniel Znyk

S’adressant à son spectre de père, le « pire » pour Novarina (nous y reviendrons), Hamlet l’appelle à un moment « vieille taupe » ; ce fut en tout cas une des traductions, assez choquante en français et tout à fait étrange, qui fut retenue par la postérité. Cela s’explique peut-être par le fait que la taupe vit sous terre et qu’à ce titre elle s’apparente à une personne décédée, mise en terre ; il y a une frontière objective entre les taupes et nous (comme entre les morts et les vivants), ce que Novarina nous rappelle à sa façon : « Là ou il y a de l’homme, il y a de l’hommerie. Où sont les taupes, là est la tauperie » (V.Q., p. 59), idée d’ailleurs reprise dans L’Acte inconnu (p. 36).

Pourtant donc, la taupe fait parfois retour ; ce pourra aussi, chez Novarina, être un animal nocturne comme dans Le Babil des classes dangereuses (p. 192) : « Mon père est mort, mais il revient chaque soir sous la forme d’une chouette, il me parle. ». Toujours dans Le Babil des classes dangereuses (p. 199), on parle encore d’une « Noble Taupe ». Dans Le Drame de la vie (p. 260), on évoque un malaise et des visions hamletiennes en diable : « ne me sentant plus bien du tout […], j’ai pris […] mon père pour un hibou », animal également jarryque.

Au début de L’Acte inconnu, on se voit confronté au spectre de Daniel Znyk, qui est le plus sympathique des fantômes : c’est plus un "spictre" (spectre + pitre) qu’un spectre lugubre et vaguement inquiétant . Cette évocation du disparu aurait pu être déplacée et/ou de mauvais goût mais elle est au contraire drôle, pudique et tout à fait émouvante. Le sacré était également très présent : bizarrement (est-ce le cadre et l’effet d’une association d’idées ?), c’est même une sorte de pape qu’il nous a semblé apercevoir en haut des remparts d’Avignon.

Pour nous référer davantage au texte proprement dit, on remarquera une féminisation du spectre (« la spectre » en quelque sorte) qui est donc ici celui de la Mire qui apparaît « [chaque] soir sur le rempart » (p. 12) et de « la cadavre » des pages 134-135-136-137 : ici la mère morte est un acteur et cet acteur, c’est Daniel Znyk : c’est pareil parce que c’est la mort, c’est mort, c’est de la mort : dire que c’est la cadavre de ma mère ou celle (sic) d’un acteur revient à peu près au même : la mort aplanit tout et rend caduques les différences sexuelles (et ce que ces différences impliquent grammaticalement). Quant à l’idée de « tuer mon pire » (p. 12), elle nous paraît très shakespearienne : ce pire, c’est peut-être un mauvais père – soit l’oncle à supprimer, du point de vue d’Hamlet.

De son côté, le « Prince Personne » est un spectre à sa façon, un être errant à la recherche de soi tandis que l’ancien bouffon se voit ennobli : le prince Yoryk, c’est Daniel Znyk. On reparle de Yoryk à la page 80 (on retrouve des morceaux de son crâne) et à la page 132 où l’on s’exclame « Alas poor Yoryk ! » – quant au « crâne d’Adam » (A.I., p. 148) posé au pied de la croix (on sait l’importance picturale du motif), il est écrasé par Christ qui ce faisant s’écrie « felix culpa ». Enfin, on pourra considérer que le « yk » de Yoryk renvoie un peu au « yk » de Znyk ; nous sommes peut-être en présence d’un nouveau mot-valise – enfin, rappelons que le nom de ce personnage présent-absent fut également repris par Sterne dans son Tristram Shandy  et que dans les deux cas, on peut parler de ready-made.

Dans une émission radiophonique diffusée le 12 septembre 2006, Novarina se prononça sur l’acteur disparu, disant « Il savait ressusciter » – et de fait, Znyk nous refit le coup sur la scène d’Avignon. En fait, nous sommes presque sûrs que l’idée d’inscrire le nom du comédien aura traversé l’esprit de Novarina au moment de rédiger le texte des pages 183-184-185, à savoir « L’ACTE INCONNU a été crée […] par Léopold von Vershuer […], Manuel Le Lièvre […] », Michel Baudinat », etc.

Les correspondances avec Shakespeare ne s’arrêtent pas là : dans Je suis par exemple (avec un allongement comique de « fou » en « foutent »), on assiste à un classique jeu de va-et-vient entre sagesse et folie dont le Danois (tel Erasme) se fait une spécialité afin de brouiller les pistes et d’arriver à ses fins ; de même, la considération « Toute chair est de l’herbe / Toute chair va comme l’herbe des champs » (p. 180) est presque un emprunt direct à la fameuse scène où Hamlet fait un portrait de l’homme en futur mangé (qu’il ait été illustre ne changeant strictement rien au problème). Autre point commun : l’adresse au public, comme aux pages 180-181, pour s’excuser (« pardonne si », etc.), procédé rhétorique courant à l’époque mais repris par des auteurs plus contemporains, Claudel notamment. Enfin, il y a chez Shakespeare, dans Le Roi Lear par exemple tout un conflit entre le « haut » (cf. « les dieux ») et le « bas » (cf. « tous les démons »), conflit se retrouvant (mais ne l’affirmons pas) dans une exclamation comme « Cerveau méo ! arrête de me persécuter les esprits de noires idées chutées du bas » (J.S., p. 137) ou la mention de la « partie basse » qui « reste en rade » dans Le Drame de la vie (p. 98).