3.2.3. Entre Gotlib et Tchouang-Tseu : une sagesse hilarante

D’autres jeux avec la tête pourront nous être proposés ; il pourra par exemple s’agir dans Je suis (p. 215) de « jeter sa tête à la fosse d’un théâtre ». Sa propre tête peut être très loin de soi, comme dans Je suis à la page 98 : « Ici François Concret. Ma tête est chez Paul d’Uf. ». La tête peut donc en fait avoir une forme d’autonomie : « Ma tête […] disait […]. » (V. Q., p. 48). On assiste même à la révolte d’une tête, qui fugue et regrette son geste : « Alors ma tête se repentit d’être partie à moto.» (J.S., p. 168). L’expression « se prendre la tête dans les mains » peut avoir une réalité : « Le prophète prend sa tête et regarde dedans » (J.S., p. 110). Quant à la question des distraits « Ou avais-je la tête ? », elle pourrait même ici, dans une perspective novarinienne (voire gotlibienne) être prise au premier degré "Où l’a-t-on égarée" devenant presque ici "Où l’a-t-on garée ?".

Nous citons trop Je suis car il est d’autres pièces où ce thème bizarre est abordé ; ainsi, L’Origine rouge : « Cerveau, cerveau, es-tu hors de moi ? Ma tête s’enfuit à mon approche » (p. 107). Pourtant, c’est sans doute dans Je suis que ce thème fait retour le plus fréquemment ; ainsi, page 91 : la tête plus que chauve de Yoryk semble dotée d’une sorte d’appendice caudal avec la mention énigmatique de « la toute queue du crâne » (J.S., p. 91). A son tour, Gotlib propose d’autres variations sur le crâne : Hamlet jouant au bilboquet avec un crâne, Hamlet jouant à la pétanque avec Marcellus (les boules étant des crânes), un assistant se servant d’un crâne comme d’un clap de cinéma (pour dire « Hamlet, une première ! »), etc. Le dessin le plus drôle est sans doute celui où Hamlet identifie son père mort grâce à la photo d’un squelette (ce qui nous rappelle aussi la « Squelett O’ Hara » de Jean-Pierre Verheggen).

Pourtant, le crâne, cette « tête en os » (S., p. 44) correspond encore à autre chose : « Cette tête d’homme en os représente la tête du Monde » (D.V., p. 131). La forme a peu près ronde de la « tête qui s’achève en crâne » (S., p. 62) est aussi celle d’une planète : considérer un crâne (ou même une tête), c’est voir la fin du monde, et « [voir] sa chair qui part en fumée » (D.V., p. 218) : « je vois mon cadavre : voici la fin des choses » (D.V., p. 242) ; plus théologiquement, n’oublions pas que crâne est la définition de Golgotha. Quant au corpus de textes attribué à Tchouang Tseu, provocateur malicieux (comme souvent les taoïstes), il y sera question d’un crâne auquel on s’adresse hamlettiennement :

Es-tu parvenu à cet état pour avoir négligé les lois de la nature et trop aimé la vie ? Ou pour avoir négligé les affaires de l’Etat et mérité la décapitation ? […]. Ayant parlé, il ramassa le crâne, s’en servit d’oreiller et s’endormit. 385

Pendant le sommeil, dans le cadre d’un rêve, le crâne en question fera retour pour affirmer entre autres que « [même] un roi sur son trône n’a pas une joie comparable à celle d’un mort ». Commun à Gotlib et à Tchouang-Tseu, cet esprit très particulier de dérision animait certes aussi Topor et Ghelderode mais parfois Shakespeare lui-même, comme dans certaines paroles faussement décousues qu’il fait tenir à Hamlet (sur les thèmes du vers, de la terre, d’Alexandre le Grand, etc.) et qui relèvent bel et bien, par moments, de la fatrasie médiévale, possible ancêtre, mais alors très lointain, de la poésie surréaliste et même de la prose novarinienne qui nous préoccupe.

Notes
385.

Tchouang Tseu, Le Rêve du papillon, Section XVIII « La joie suprême », Albin Michel, Collection « Spiritualités vivantes », 1994, p. 155.