Egalement influencé par Shakespeare et par les philosophes, Beckett aborde lui-aussi la question du corps, de la souffrance – et de la « petite partie » des douleurs » dont je croyais pouvoir me détacher » (cf. L’innommable) – de façon comiquement phénoménologique.
Comiquement : certes, mais le tragique est également très présent dans la mesure où c’est un corps souffrant-mourant (le sien) que l’on décrit et à qui l’on s’adresse dans Malone meurt : « j’ai demandé certains mouvements à mes jambes à mes pieds. Je les connais si bien que j’ai pu sentir l’effort qu’ils faisaient pour m’obéir ». Ses jambes et ses pieds (un peu comme chez Novarina), on leur donne une sorte de vie propre, en les animalisant par exemple : « Aux vieux chiens l’heure vient où, sifflés par le maître […], ils ne peuvent plus s’élancer ». Le corps tout entier pourra même s’apparenter à un cheval mort (il « ne se décide pas encore […] je crois qu’il pèse davantage sur le sommier »), dont on parle à la troisième personne. Chez Beckett, il y a encore l’idée (que Novarina semble avoir reprise et retravaillée) que le corps est loin, loin de soi, inaccessible :
‘ […] mes pieds me font l’effet d’être à plusieurs lieues […] je les sens hors de portée du télescope le plus puissant. […] mes doigts aussi écrivent sous d’autres latitudes […] il n’y a pas que mes extrémités qui s’en vont […] mon cul par exemple […], s’il se mettait à chier […] je crois vraiment qu’on verrait les copeaux sortir en Australie. 386 ’De même, une question comme « Pourquoi deux oreilles ? » semble annoncer certaines interrogations novariniennes (cf. « Pourquoi les pieds ? », « Pourquoi êtes-vous deux ? », etc.) au même titre que les expressions suivantes (également puisées dans Malone meurt) : « les bras qu’elle appelle les premiers », « de là à dire que c’est ma tête à moi, non, ça jamais », « Et ma main a compris », « De ma main lointaine » (dans L’Innommable, on a encore « moi dont la tête est loin »).
Là où nous ne sommes pas si loin de la phénoménologie, c’est que l’approche est dédoublée, dédoublante et déhommée : l’homme se déhomme et raconte son déhommage ; chez Novarina, le déhommage passe essentiellement par la parole – mais chez Beckett aussi, ces "je" étant juste un peu plus byzantins, surtout celui de L’innommable (« Ne pas avoir été dupe, c’est ce que j’aurais eu de meilleur, fait de meilleur, avoir été dupe, en voulant ne pas l’être, en croyant ne pas l’être, en sachant l’être, en n’étant pas dupe de ne pas être dupe », etc.).
Chez les deux auteurs, on rit donc beaucoup à partir de ce corps présenté de façon si étrange mais sous la métaphore et le comique se cache un sens terrible : ce corps qui nous échappe, qui fait des siennes et dont on assiste objectivement (voire phénoménologiquement) à la mort, c’est le nôtre. Malone, c’est l’homme ; et plus novariniennement, c’est Adam – mais un Adam en bout de course, un Adam qui n’en finit pas de parler-mourir, un Adam « éreinté, fatigué, kaputt, dans les choux », etc. (S., pp. 48-49).
Samuel Beckett, Malone meurt , 10-18, 1972, pp. 98-99-100.