3.3.3. Jumeaux, doubles et siamois

→ « Monsieur Monsieur »

Dans la scène XVII de Je suis, « l’écrivain à sa fenêtre » (un narrateur -auteur ?) et « Un homme par la fenêtre » ressemblent d’ailleurs étrangement au personnage mi-double mi unique inventé par Tardieu (cf. Monsieur Monsieur) , dans « l’argument » qui introduit leurs (?) facéties, parfois pitoyables, parfois sublimes, il est dit :

C’est au carrefour du Burlesque et du Lyrique […], c’est sur ce miteux théâtre de marionnettes où vont tout à l’heure apparaître deux Monsieurs identiques dont chacun n’est que l’ombre de l’autre, des jocrisses jouant au philosophes, des éléments éternels réduits à des dimensions ridicules, des sentiments vrais représentés par leur propre parodie […]. 387

Dans la première saynète de la série proposée par Tardieu, Monsieur interroge Monsieur , nous avons même tout un jeu avec le rien sur lequel il faudra devenir :

- Monsieur, pardonnez-moi / de vous importuner / quel bizarre chapeau / vous avez sur la tête !
- Monsieur vous vous trompez / car je n’ai plus de tête / comment voulez-vous donc /que je porte un chapeau !
- Et quel est cet habit /dont vous êtes vêtu ?
- Monsieur je le regrette / mais je n’ai plus de corps / et n’ayant plus de corps / je ne mets plus d’habit.
- Pourtant lorsque je parle / Monsieur vous répondez / et cela m’encourage / à vous interroge.
388

L’extrait est sans doute trop long mais rappelons que l’enjeu de notre thèse est aussi de montrer les éventuelles filiations rhétoriques : le novarinien se déploie donc sans doute davantage (épiquement voire) et non dans le cadre de sketches poétiques comme la série des Monsieur Monsieur et pourtant, un écrivain comme Tardieu nous paraît annoncer à sa manière la prose souvent incongrue de l’auteur étudié. Quoi qu’il en soit, cette dualité (vraie ? fausse ? comiquement schizophrénique ?) à l’œuvre chez Monsieur Monsieur se retrouve dans une scène de Je suis, avec le Président Omnipotentiaire et le président volant, scène où on peut donc avoir l’impression que nous sommes en présence d’un seul et même personnage se parlant à lui-même. De même, dans la scène XIX : quand Jean Rébus dit à L’un des gens « Tout à l’heure, vous aviez dit Mort à la mort » (p. 142), c’est faux car si l’on opère un flash-back, on s’aperçoit que c’est lui (p.141).

A la question « Ton nom ? », Jean Polycorps répond « Jean et Jean » (C.H., p. 368). On croise un « Jean Gémélu » dans Le Discours aux animaux (p. 112) et à la page 156, Paul Séparé (par les unis) s’oppose à Paul Réuni – et pourtant, il s’agit d’une seule et même personne. Dans Le Drame de la vie on se demande : «  Qui est cet homme qui danse ici, sans moi, dans moi ? » (p. 115) : c’est sans doute soi mais on le voit : le "je" novarinien communique moins facilement avec lui-même que Monsieur avec Monsieur.

Dans La Chair de l’homme (p. 239), on tombe sur cette formule bizarre (c’est peut-être une ombre-hombre qui flanque le je) : « Lorsque je me promène avec moi à mon bras […] ». A la page 241, on se plaint de son double (un peu comme si Monsieur en voulait à Monsieur) :

‘Je me demande si vous n’êtes pas une partie de moi-même que je détesterais et qu’il faudrait malgré tout et aider à supporter et traîner perpétuellement comme mon moi après moi.’

Pourtant, il appert qu’un tiers paraisse puisqu’«[un] enfant leur sort d’eux deux », qui s’en va « [jouer] dans la clinique du Bois Lucry » : le trois serait-il une modalité du déhommage et une solution au malaise du deux. ? Peu après (p. 242), on a comme une réponse en forme de « ouigre »: « Il nous est sorti un garçon épatant que nous appellerons Prudence si c’est un enfant et Constant s’il est du cas contraire » (happy end, donc).

Dans Vous qui habitez le temps (p. 47), on comprend que l’autre (l’autre Monsieur), c’est le corps (un corps autre et/ou le sien) : « Mon corps et moi, nous avions tout pour être heureux, sauf d’être à deux » – « j’ai trop tort d’être dedans » se plaint-on à la page 24. On voudrait jeter [sa] sale présence ailleurs (D.A., p. 57), « faire du hors-moi » comme d’autres font du hors-piste ou se déhommer comme dans un tableau de Bacon. Parfois, il semble que cela marche : « […] mon je s’en fut, assistant à moi-même » (V.Q., p. 55). Enfin, dans Le Discours aux animaux (tous les cas de figure se rencontrant), on interroge son corps (cf. « Corpus meus, aurez-vous retrouvé vos présences d’ici là ? ») un peu comme Monsieur interrogeant Monsieur (même si, ici, « Monsieur-le-corps » semble « être plusieurs », avoir « plusieurs présences »).

La filiation comique avec Tardieu est encore plus nette dans L’Opérette imaginaire tant le dialogue « – Monsieur je suis votre réciproque / – Moi de même, Monsieur » (p. 85) semble surgi d’une nouvelle joute poétique tardivienne – idem (quoique dans une moindre mesure) pour « Comme je le dis parfois à mon autrui : tout est réel sauf moi » (A.I., p. 163). A la page 146 de L’Opérette imaginaire, on ira jusqu’à « [se] serrer [soi-même] la pogne ». Dans L’Origine rouge (p. 81), le double est son prochain mais cela a quelque chose d’agaçant (« Pourquoi autrui me singe-t-il ? ») tout comme cette manie qu’a autrui de dire "je" : cela, le "je" novarinien ne le supporte pas – mais cela s’exprime comiquement. De façon générale, autrui est insupportable : on s’en plaignait dès Le Discours aux animaux (p. 227) : « L’homme supportait déjà plus l’homme. Rien qu’un seul bruit d’autrui remettissait tout le monde en boule ».

La promiscuité avec autrui est présentée comme problématique ; autrui fait corps avec soi : comment être soi sans être gêné par autrui ? Même en tudant-crimant tous les autruis, le problème resterait entier : autrui vient de loin, du passé, de la culture : c’est le pire des spectres : il ne nous laissera jamais tranquille – idem pour Dieu.

Enfin, nous allons peut-être déformer l’idée (évoquée plus haut) de Jean Sébastien Trudel (cf. «[…] il n’y a que deux personnages chez Novarina : Jean et Dieu ») en disant qu’à notre avis, le Monsieur Monsieur novarinien s’appelle en réalité Jean Dieu – quant à la membrane ombilicale qui unit si intimement Jean à Dieu, c’est peut-être le fil élastique d’un jokari.

Notes
387.

Jean Tardieu, « Argument », Le fleuve caché, Poésie Gallimard, 1985, p. 107.

388.

Ibid, p. 108