3.4. Scène, rire et philosophie

3.4.1. Surfasserie des choses et preuverie de la réalité

→ Platon logodynamité

Parfois comiques, souvent inquiètes, morbides et angoissées, flirtant avec la folie, les interrogations métaphysiques d’Hamlet rejoignent donc celles du "je" novarinien. Pourtant, au delà de la possible correspondance avec le personnage de Shakespeare, cette présence de la philosophie nous paraît très sensible dans l’œuvre tout entière : n’oublions pas que l’auteur, tel Queneau ou Dubillard, a reçu une solide formation dans ce domaine et il se pourrait même qu’il s’amuse (?) par moments (?) à revisiter comiquement (?) l’histoire de la discipline qu’il étudia.

On a, ci-avant, émis l’hypothèse que la rhétorique théâtrale à l’œuvre dans La Chair de l’homme (où le banquet consiste en paroles ailées) mais aussi dans L’Origine rouge (avec les formules mathématiques de la fin) devait peut-être quelque chose aux dialogues de Platon (certes rendus beaucoup plus rock n’roll par la vitesse qu’implique l’art logodynamique novarinien) – et on verra plus loin, dans la partie sur le vide, en quoi Diogène et Parménide – dont le nom (in D.A., p. 46) semble retravaillé en « Epaménidez-les » – l’ont sans doute influencé également.

Quant à la manière d’aborder le thème du double, elle est le plus souvent à rapprocher du thème biblique d’Adam et Eve (où là aussi, il est question d’une séparation originelle) mais il nous semble qu’elle pourrait également l’être du développement effectué par le personnage d’Aristophane dans Le Banquet de Platon, la description proposée ayant quelque chose d’assez novarinien dans la formulation (voir partie « Mars attacks ») :

[…] la forme de chaque être humain était celle d’une boule, avec un dos et des flancs arrondis. Chacun avait quatre mains, un nombre de jambes égal à celui des mains, deux visages sur un coup rond avec, au dessus de ces deux visages en tout points pareils et situés à l’opposé l’un de l’autre, une tête unique pourvue de quatre oreilles. En outre, chacun avait deux sexes et tout le reste à l’avenant […]. 390

Mais une séparation a lieu, Zeus déclarant « je vais les couper en deux » : « Cela dit, il coupa les hommes en deux, ou comme on coupe les œufs avec un crin », suite à la suite de quoi (comme dirait Novarina) « chaque morceau, regrettant sa moitié, tentait de s’unir de nouveau à elle »391. Puis, une différence de type sexuel est introduite par le roi des dieux, et c’est ainsi que l’on débouche in fine sur le clivage homme/femme 392 encore en cours de nos jours (Zeus ne s’étant pas remanifesté). Novarina retravaille à sa façon ce thème du double (et de la césure originelle), en proposant à son tour, on l’a vu, des variations grotesques.

Le procédé du retournement comique et de la suppression-adjonction (cf. « entre » / « sorte » et « géomètre » / « déjà d’âge scolaire ») permettra, quant à lui, de revisiter le plus fameux des avertissements, qui devient dans Vous qui habitez le temps (p. 71) « Nul sorte d’ici s’il n’est déjà d’âge scolaire ». En ce qui concerne les Présocratiques, ils seront donc également convoqués à travers, par exemple, cette allusion directe à Empédocle qui, dans Le Drame de la vie (p. 188), nous est présenté comme un « vieux fulminien », « un vieux philosophe antique qui pensa tout, ne trouva rien et se jeta vivant hors du bien ». Signalons que Jean-Pierre Vidal dit entendre chez Novarina des «échos d’Héraclite, de Zénon et de toute cette pensée grecque d’avant Platon. »393 – on a vu que la machine à faire des oxymores avait été réactivée par Valère Novarina, Parménide ayant sans doute été pour lui une source d’inspiration. Enfin, Olivier Dubouclez propose, lui, un intéressant développement sur le dialogue philosophique novarinien, qui ne serait pas dialogique bien plutôt monologal (le monologue « [étant] peut-être chez Novarina l’unique modalité du langage dramatique »394) : il nous semble d’ailleurs que cela vaut aussi pour Beckett (mais ne l’affirmons pas).

Quant au relatif refus d’une dialectique didactique et toute intellectuelle qui serait peu ou prou d’inspiration platonicienne, il se retrouve encore dans l’approche sans doute plus organique d’un Rabelais chez qui (prétend Bon en s’appuyant sur Foucault) le langage est « récusé comme discours et repris dans la violence plastique du heurt, renvoyé au cri, au corps torturé, à la matérialité de la pensée, à la chair » : cela, comme souvent s’agissant de Rabelais, s’applique également à Valère Novarina.

Notes
390.

Platon, Le Banquet, Garnier Flammarion (traduction de Luc Brisson), Manchecourt, 1999, p. 115.

391.

Ibid, p. 116.

392.

Ibid, p. 117.

393.

Jean-Pierre Vidal, « L’apocalypse en chantant », La bouche théâtrale, op. cit., p. 118.

394.

Olivier Dubouclez, Valère Novarina, la physique du drame, op. cit., p. 39.