3.4.3. Jean Pourquoi et le sens de la vie

Au fond, ce que Novarina veut bien retenir de la philosophie, c’est sa vocation première qui consiste tout simplement à s’étonner d’être et à se poser des questions sur nos origines et notre destin ; de fait, il semble que « Jean Pourquoi » (J.R., p. 65) s’interrogera toujours sur le sens de son existence. Les questions posées seront souvent très drôles, enfantines et clownesques – ainsi de celles de Jean-François (V.Q., p. 97) : « Toute cette herbe est-elle en moi ? est-elle de l’herbe quand elle est sans moi ? et si personne la nomme ? qui est l’herbe quand elle est sans nom ? ». Dans Le Discours aux animaux (œuvre très liée au monde de l’enfance), on aura noté :

Toutes les erreurs sont-elles d’optique ? (p. 280).
[…] tout ce qui est en nous est-il venu d’hors de nous ? (p. 280).
[…] faut-il qu’on soit pour être ? (p. 191).
[…] tout ce qui est en nous est-il venu d’hors de nous ? (p. 280).
Vaudrait-il mieux être nulle part ou bien absent partout ? (p. 278).
Est-il démontré que le chien croit qu’il est ? Et s’il est vrai qu’il soit, est-il même certain d’être ? (p. 291).

Dans un article, François Dominique constate lui-aussi que « prolifèrent les petites phrases truffées de pourquoi et de comment »398. Bref, le questionnement et l’étonnement philosophiques sont ici constants ; c’est que l’espace est « incompréhensible à quiconque et d’abord à [soi-même] » ; on veut percer le mystère de la matière et « voir dans l’obscurité » (O.R., p. 117) car on se doute que le noir de la caverne n’est pas la preuve qu’il n’y a rien à voir.

De même, ce n’est pas parce qu’on ne voit pas les choses bouger (surtout quand on n’est pas là pour assister à un éventuel mouvement) qu’elles sont complètement immobiles : « On voyait rien mais tout bougeait » (D.A., p. 23) ; quelque chose a sans doute lieu mais on ne sait pas où ni comment : « ne sommes-nous pas dans un monde qui vit sans nous ? » (D.A., p. 298). Dans « Y a-t-il quelque chose à voir là où on éclaire pas ? » (in D.A.), on se pose encore la question d’un « monde sans moi » : est-il là « si j’y suis pas » ? Si je ne le nomme pas, le monde existe-t-il ? Autant de questions typiquement novariniennes…

Ce qu’on cherche à dire, c’est justement ce qu’on ne peut pas voir, cet autre « côté des choses » (D.V., p. 249). On déplore de ne pouvoir considérer qu’une face de la réalité, ce que les cubistes refusèrent de façon catégorique. Novarina, lui, semble croire que la parole et le rythme sont susceptible de nous aider à entreprendre le voyage en question, un « voyage au centre du langage », au cœur des choses du monde, là où tout se joue (origine, naissance et mort) et où gît/gîte Dieu.

Pourtant, c’est surtout l’idée philosophique (et travaillée en amont, entre autres, par Spinoza) d’un « effort pour persévérer dans son être » que l’auteur reprendra à son compte ; de là, sans doute, procèdent les "verbages" en « hommer », « pantalonner », « viander », « chimpanzer » et des expressions telles que « persister en vianderie » ainsi que sa fascination (car il existe vraiment) pour le slogan « Bravo la viande !» (« C’est du Pascal ! » commentera-t-il) qui sonne comme un salut comique à l’être – voire à « l’hommerie ». On a déjà étudié cette rhétorique viando-viandesque (cf. « vianduc », « Jean la Viande », « Maire de Viande ») mais sans évoquer la proximité suggérée entre « exister » et « insister » (D.V., p. 278) et l’échange « – Ne faites pas cette tête ! / – On fait la tête qu’on a » (A.I., p. 132) : la « tête qu’on a », il faut continuer à la faire même si elle n’a pas l’heur de plaire à tout le monde. Le travail de la mort se confond avec le « viandat » : on est déjà du « vianduc », de la viande caduque ; on a la « vie qui fuite » et « tout [son] nécro qui fout l’camp » (D.V., p. 247), on « [meurt] de macabiat », s’épuisant à « refaire cette pratique sans cesse refaite » (D.V., p. 278) qu’est la vie (respiration, etc.) : « l’homme suit l’homme, s’acharne dessus. L’homme répète l’homme ».

Novarina nous rend sensible (autrement que Beckett, mais de façon tout aussi drôle) au caractère dérisoire de l’humaine condition (qui n’est au fond qu’un « viandat » très classique, très proche de celui des chiens, des singes et des porcs) : si l’homme est « fait de viande », c’est pour qu’il pratique son « macabiat » (D.V., p. 288), pratique dite épuisante (D.V., p. 287) : « macabiat » est, comme « vianduc », un oxymot : s’il y a en soi du macabre et du "maccab’", il y a encore de la vie (cf. bio), une persistance du(/dans le) viandat et de(/dans) l’hommerie. Ici, dans cette nouvelle conception humoristique du monde et du corps, écouter pousser ses cheveux devient tout à coup chose possible au même titre que marcher à côté de ses pompes, qui relève de la phénoménologie.

"In riso véritas !" pourrait s’exclamer l’auteur ; on sent en effet dans son œuvre comme un désir de rire à partir de concepts connus, classiques et recensés, de partir d’ailleurs (comme Rosset s’appuyant sur Hergé, Poe, Courteline ou Jarry) pour aller ailleurs mais aussi peut-être, en filigrane, de montrer que, pris au sérieux, ce rire – piste finalement assez peu explorée jusqu’à présent – pourrait éventuellement permettre d’apporter quelque chose de nouveau à la réflexion philosophique. Au fond, il se peut que nos vrais "Nouveaux Philosophes" aient pour noms Jean Tardieu, Roland Topor, Robert Pinget, Roland Dubillard – et Valère Novarina.

Mais le projet novarinien nous paraît également rejoindre celui de Raymond Queneau, lui qui se faisait fort de philosopher autrement (par la fiction, avec humour, pataphysiquement) ; et pourtant , il ne saurait s’agir pour Novarina (car tel était le désir de l’auteur du Dimanche de la vie) de réécrire Le Discours de la méthode dans une langue plus contemporaine mais bien plutôt d’ajouter du mystère au mystère et de l’inquiétude à l’inquiétude en montrant qu’un certain type de méditation (à partir d’un texte comme Pour Louis de Funès par exemple) peut également s’effectuer par la parole, par le rire et en dansant, ce qui implique de notre part une sacrée remise en question.

Car enfin c’est peut-être surtout en cela que consiste l’apport novarinien à l’histoire de la philosophie : la mise en mouvement d’une langue qui ne se prêtait guère à sa propre mise en mouvement ; si Céline restera pour avoir fait passer l’oral dans l’écrit, Valère Novarina, affirmons-le, restera (entre autres) comme celui qui a fait monter la philosophie sur scène en lui attribuant nietzschéennement (mais en français) un corps dansant – et un nez de clown.

Notes
398.

François Dominique, « Le paradis parlé », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 97.