1.1.5. Statut de la fumée : « Ah buée ! »

Parfois, le rien semble se rire de soi : « le miroir ne renvoie qu’une fumée qui s’esclaffe » (V.Q., p. 16). Cette phrase étrange nous fait irrésistiblement penser a une photographie de Queneau semblant se rire de nous derrière un écran de fumée le faisant ressembler au Mystério évoqué ci-avant. Ici, l’opaque est cocasse, Queneau se présentant comme un « homme à tête de fumée » : c’est un « trou qui pitre » (L.M., p. 358), en quelque sorte.

L’idée de « poudre aux yeux » (mentionnée dans L’Origine rouge) est encore à évoquer. De même que sa cape, ses manches et son chapeau permettent au magicien de cacher au public cartes, colombes, foulards et lapins, les figures de style novariniennes recèlent un sous-texte souvent malicieux. En fait, la fumée incarne très bien le rien (comme chez Sade dans un passage comico-érotique de la Philosophie dans le boudoir où une Eugénie délaissée se plaint de n’avoir droit qu’à du « pain de fumée »). A la page 60 de Vous qui habitez le temps, c’est l’idée d’un « pain de rien » qui sera évoqué. Quant au pain quotidien, il est ici présent (si l’on veut) en filigrane : « Du pain de rien on ne peut vivre quotidiennement ».

Mais si le rien n’est rien, le vide n’est pas creux. Il a à voir avec la création : n’a-t-on pas dit de Tintin que c’était un personnage vide ? Il est également une nouvelle de Poe non traduite par Baudelaire dans laquelle le narrateur-auteur s’aperçoit, in fine, que l’individu dont il est question depuis le début n’a en fait pas de corps :

Le Général de Brigade Honoraire John A.B.C. Smith était […] l’homme qui était usé, l’homme dont il ne restait rien. 401

De même, dans L’Atelier volant (p. 148), A. se présente comme « à peine issu de fumée » mais Boucot l’interrompt (« Stop. Montre ton bec… et tiens-toi ferme à cette épée de rien ») ; A. reprend donc (« Issu de fumée… ») mais décidément, c’est trop imprécis et Madame Bouche l’interrompt à son tour pour lui lancer « Minute, s’il vous plaît : nous voudrions voir votre corps. Où est-il ? » – « Ici » répond-il, mais cela ne convainc guère la féroce examinatrice qui oppose au malheureux : « Montrez-en plus et troussez-nous sur-le-champ quelque chose de vous ! » – « Arrêtez ! » supplie l’interrogé mais on fait fi du cri et l’interrogatoire continue : « reprenez des débuts ! Que voulez-vous dire et d’abord d’où venez-vous […] ? ». L’expression « Issu de fumée » s’applique donc sans doute aux origines de A. qui n’a pas intérêt à dire d’où il vient : d’où qu’il vienne, Boucot le lui reprochera – tout comme lui sera reproché un éventuel accent. Socialement, vide, silence et fumée sont combattus par Boucot (il lui faut tout combler, être partout, remplacer Dieu) : dans La Scène par exemple (car son ombre plane sur les autres pièces), il invente une « commission de comblement à long terme des zones de vide juridique » (p. 113).

Pour parler du mystère et de l’opacité, la buée sera parfois préférée à la fumée : parfois, elle exaspèrera : « Ah buée ! », « Buée de tout ! » (S., p. 187), « buée de buée » (O.R., p. 54).

Notes
401.

Edgar Allan Poe, L’homme qui était usé, Ne pariez jamais votre tête au diable (Edition d’Alain Jaubert), Folio/Gallimard, 1990, p. 189.