1.1.6. Gens de Néandre et hommes de p(n)eu

Ici, même l’onomastique porte la marque du rien : on parlera par exemple du « Bonhomme Nihil » et, dans La Scène (p. 89), de « mon pauv’ Nihil ». Ce rien peut aussi être mis en relation une forme, disons jobienne, de pauvreté ; cela se retrouve dans des noms de personnages comme « Jean de Rien », « L’Homme de peu » et a fortiori « Le Pauvre » et « La Figure pauvre » voire La Personne creuse (au menton creusé ? aux pommettes saillantes ? aux côtes apparentes ?) mais aussi, d’une certaine manière, chez Diogène, le vrai Diogène refusant les richesses pour vivre austèrement, à la dure et littéralement comme un chien ; quant au nom « Portion du Chien » (D.V., p. 232), il évoque encore une portion congrue, « Portion du Chef » (D.V., p. 242) faisant plus riche (si l’on peut dire).

Le reste, quant à lui, est représenté par « Jean Reste » (C.H., p. 374), « Jean Scorie » manquant à l’appel, d’après ce qu’il nous semble. On croise encore un « Jean Oripeau » (C.H., p. 313) et même un « Professeur de Jeûne » (D.V., p. 201) qui rappelle le « Champion de jeûne », de Franz Kafka. Ces noms sont souvent liés à l’idée de malheur et de misère. C’est une onomastique « franchement désastreuse », pourrait-on dire en reprenant une expression de Christine Ramat (qui l’applique à la « logique ontologique » à l’œuvre), cette dernière proposant à son tour une sorte de liste composée de noms mentionnés dans Vous qui habitez le temps :

L’homme de Novarina s’appelle L’Homme de Malheur, L’Enfant des Cendres, Paul du Néant, Jean-François Néant-Négaton, Jean qui-a-mal-partout, Jean qui Cloche, Jean Minuscule chez les Non-Advenus, L’Enfant Sacrifiant, Fils de Nulle Patte, Jean-Jean des Choses qui clochent, Jean-Jean de la fin ses temps, Jean Rien qui n’est pas soi-même, Jean Dernier. 402

Manque, perte et défaut se retrouvent également dans « Tronc Géomitre » (D.V., p. 231) voire dans « La Personne détruite », « L’Homme-au-Trou-qui-perd » mais aussi (in A.I.) « Jean Sans Trace ». L’idée de Trou se retrouve, elle, dans « Trou Dramé » (B.C.D., p. 480), « Jean Trou qui verbe » (D.V., p. 239) ou « La Chose Ouverte » (in A.I.) et même, de façon moins évidente, dans « L’Homme de Pantalon Tru » (D.V., p. 239) : si le pantalon est troué, le mot l’est aussi, qu’on a privé d’un o. Quant au vide proprement dit, la notion se retrouve dans L’Enfant U (qui évoque un enfant Unique) mais peut-être aussi dans la majuscule des mots « Umonde » et « Urlumonde » – et dans celle de l’Un cher aux philosophes, dont le pendant est « un » (soit Adam, ce « nu ») chez Novarina. Dans le cas d’Uf, cependant, il pourrait également s’agir d’une apocope déguisée (on a peut-être tronqué "du fond"), à moins qu’il ne s’agisse d’une allusion à Gaston Duf, artiste d’art brut découvert par Dubuffet, comme nous le rappelle Allen S. Weiss. 403

Paradoxalement – et comme ceux dont le nom évoque peu ou prou une forme de morts (Docteur Scapin, Cadavret, etc.) –, tous ces personnages ont une existence, au moins onomastiquement (ce qui n’est déjà pas mal). De même, la Môme Néant de Tardieu est un personnage à part entière, et pourtant : « – Quoi qu’a dit ? / – A dit rin. / – Quoi qu’ a fait ? / – A fait rin. / – A quoi qu’a pense ? / – A pense à rin. / – Pourquoi qu’a dit rin ? Pourquoi qu’ a fait rin ? Pourquoi qu’a pense à rin ? / – A’xiste pas. »404. En fait, Tardieu, dans cette comptine (mais aussi dans tout le recueil du Professeur Froeppel) se présente comme un des grands précurseurs de Novarina. Ajoutons que, comme le père de la Môme Néant, Cami et Devos boxent très souvent dans la catégorie du vide. Or, Novarina est également un boxeur de ce type – et même un spécialiste du genre.

Notes
402.

Christine Ramat , Valère Novarina. La comédie du verbe , op. cit., p. 252.

403.

Allen S. Weiss, « La Parole éclatée », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 184.

404.

Jean Tardieu, Le fleuve caché, op. cit., p. 124.