Nos allusions à l’Asie ne sont pas là par hasard (et encore moins par snobisme) : si Novarina estime que « l’Europe ergoteuse » (P.M., p. 119) est « désorientée », c’est qu’elle serait « sans Orient » (P.M., p. 70). Au-delà du jeu de mots (on a vu qu’il pouvait avoir d’autres sens), la phrase est importante : elle nous confirme que des critères strictement européens ne sont pas forcément pertinents pour aborder l’œuvre d’un écrivain qui déclare (p. 65) dans son interview accordée à la revue Europe :
‘ Simone Weil écrit : « Nous ne possédons rien au monde - car le hasard peut tout nous ôter - sinon le pouvoir de dire « je ». C’est cela qu’il faut donner à Dieu, c’est à dire détruire. » Ici la chose est formulée chrétiennement - mais on pourrait trouver certains passages dans le Tchouang Tseu qui n’en seraient pas très éloignés. […] Mais il y a plusieurs voies : ce que la culture occidentale obtient par le sacrifice, l’orientale le trouve par l’abandon. 409 ’Plus loin dans la même interview, il ajoute :
‘ La force de la tradition orientale, par rapport à l’occidentale, c’est peut-être d’avoir compris que le rire peut être source de sainteté. Certains moines japonais savent pratiquer une sagesse hilarante. 410 ’Une autre rhétorique chère à Tchouang-Tseu (cité ci-avant par l’auteur) et à Raymond Queneau, (qui, ne l’oublions pas, traduisit Peter Ibbetson) sera effleurée dans Pendant la matière : « Rien ne doit interrompre mon rêve » (p. 100). Il y aura également un proverbe sur le thème dans La Chair de l’homme : « Tel qui se réveille en rêve, sommeille encore quand le soir va. » (p. 49). Quant à « l’auto-pensée » novarinienne, elle rejoint peut-être l’idée de rêve, de vide ou le concept Zen du "penser sans penser". Par ailleurs, l’auteur songe peut-être à l’impermanence lorsqu’il écrit « La lumière nuit. La peinture avance en destruction. Tout ce qui apparaît disparaît. » (p. 55).
S’il lisait cette partie consacrée au vide, Jean-Marie Pradier partagerait peut-être notre avis sur l’apport philosophique considérable de l’Asie, lui qui affirme :
‘ Le vide, le rien, l’abîme sont les conditions de la plénitude propre à l’expérience spirituelle portée à son incandescence. Les millénaires de pratique mystique en Occident et en Orient ont accumulé plus de science que celle qui gonfle la besace de tout « humanologue, sociologueur, recteur légiste… les spécialistes en tout (psychique comparée, chimie du noyau, médecine sportive)… experts en humanitude […], experts en castration, syntagmeurs de Dogons, fléchisseurs de langues agglutinantes et mensurateurs des zones de Broca… » ( Pour Louis de Funès ; p. 32). 411 ’Deux pages plus loin, en créant en passant un mot d’essence assez novarinienne (cf. « abalourdissement »), il évoque plus longuement l’Orient :
‘ D’évidence, il conviendrait d’aller du côté de l’Asie, au moment ou nous redécouvrons de larges espaces de la philosophie grecque jadis tournés en ridicule ou ignorés, pour reconnaître la profondeur de l’abalourdissement de notre Raison. Lao-tseu, le Taoïsme, les bouddhistes chinois, les maîtres spirituels tibétains du Japon et de l’Inde ont indiqué les voies qui conduisent à la plénitude par la dépossession. 412 ’Non sans humour, il termine son article par ses mots : « Novarina chinoise. […]. François Julien s’attelant à la poétique chinoise cite un poéticien qui assure qu’un texte littéraire est le plus réussi quand, "tandis que notre regard est tourné de ce côté-là, notre main écrit de ce côté-ci."La première règle de l’art d’écrire, assure le sinologue, « serait celle d’un écart concerté entre la visée du texte et ce dont il traite nommément […]. A l’admettre, disons que l’auteur de L’Inquiétude est eurasien ».
Par parenthèse, nous aurions pu tout aussi bien évoquer l’Amérique du Sud telle que ressentie par Artaud, un des enseignements majeurs des Tarahumaras (et du « boire Ciguri ») pouvant se résumer dans l’affirmation « Le monde est un langage. Tout le réel parle. » de Pendant la matière (p. 121). Enfin l’idée amérindienne d’un chant de guérison qu’on porte en soi nous paraît correspondre à un des aspects de la conception novarinienne de l’écriture ; de même, les « pratiques scripturaires de l’Antiquité […] pouvaient, comme à Pergame, servir de thérapie »413. De même, l’antiquité grecque a connu des logothérapeutes, à commencer par Antiphon d’Athènes.
Valère Novarina, « L’homme hors de lui » (Propos recueillis par Jean-Marie Thomasseau), Europe, op. cit., p. 165.
Ibid, p. 167.
Jean-Marie Pradier, « L’anima(l) ou la kénôse de Dieu », Europe, op. cit., p. 41.
Ibid, p. 43.
C’est ce que nous rappelle Jean-Marie Thomasseau dans le texte introductif de la revue Europe.(op. cit., p. 5).