1.2.4. La viande et l’esprit

Pourtant donc, c’est surtout la capacité à rapprocher les inconciliables (à « unier les séparés », pour reprendre ses termes) que Novarina retient du Taoïsme : cette dimension, nous l’avons étudiée dans « Invention verbale et musicalité » mais sans citer l’exclamation suivante : « Malheur à qui n’accepte pas d’être en viande et esprit » (D.V., p. 112), ce qui nous rappelle le « gong et ouate » michaldien (mais aussi l’anagramme tripes / esprit, pointé par Serge Pey). Enfin, dans l’image d’«une boule qui contient rien » mais qui « exprime partout qu’elle contient tout » (in D.V.), on a peut-être une nouvelle définition de l’homme. On en a d’ailleurs une autre, plus claire, à la page 98 du Drame de la vie :

‘Voyez l’homme comme il monte toujours tout haut avec sa tête spirituelle qui veut toujours viser les sommes sans perdre la partie fesse qui reste en bas. ’

Le plein et le vide sont aussi associés mais on pourra assez comiquement établir une sorte de hiérarchie (ce qui est anti-taoïste) : « Le vide est pire que le plein, j’entends plus rien » (D.V., p. 23). A la page 25 de L’Atelier volant, on propose un paradoxe (« Quant à vous, Trou, prenez ce rien pour apprendre ») et à la page 22, une sorte de proverbe : « Ce n’est pas parce qu’il n’y a plus rien qu’il faut s’en priver » ; à la page 84, on jouera avec l’idée de vide et d’accueil : « L’hospitalité de ce trou doit être récompensée ».

Dans La Scène, on lance « Rien n’est plein que de vide » (p. 18) et on donne du prix au rien : « Nous vénérons les choses qui ne sont pas là et nous sommes pleinement satisfaits d’avance de ce que nous ne possédons pas ».

On posera encore, autre rapprochement audacieux et amusant : « L’immobilité est de mèche avec l’action » (O.R., p. 73). De même, plancher et plafond (deux mots se ressemblant vaguement : deux syllabes, entame en pla) sont souvent rapprochés (et parfois confondus). Le jeu pourra aussi concerner des couleurs : « le théâtre blanc de la noirceur définitive » (O.R., p. 122). Ici, vie et mort, naissance et vieillesse seront des sujets privilégiés : « depuis nourrisson où je puais jusqu’au cadavre où j’vais me sentir si mal » (O.I., p. 28), « Ils sont morts et cependant ils sont vivants » (O.I., p. 47), etc.

On veillera à ce que, des deux côtés de la barrière (plein/vide, vie/mort, etc.), personne ne soit lésé : ainsi, chaque personnage ou presque trouve son opposé à un moment ou à un autre ; on l’a vu pour Portion du Chef / Portion du chien mais cela concerna aussi « Jean Foutrager » (foutre, Eros) / « Jean Cadavrer » (cadavre, Thanatos) à la page 214 du Drame de la vie, « l’Enfant du Trou d’Vif » / « l’Enfant du Trou de sapin » (J.R., p. 60) ou « Jean-manque-de-tout » / « Jean-manque-de-rien » (J.S., p. 68). Dans ce dernier cas, l’auteur s’inspire sans doute du « Jean qui pleure » / « Jean qui rit » de la tradition française (et des docteurs de La Fontaine, aux diagnostics opposés) ; ces Jean là sont très complémentaires : « Jean-manque-de-tout dit : Je manque de rien. Mais Jean-manque-de-rien lui lance : J’manque de tout ».

Parfois, c’est un seul et même personnage qui réunit deux dimensions a priori contradictoires – ainsi de l’» Adam de Gloire et de mendicité » (D.A., p. 217). Tout aussi chrétiennement, on fera des premiers des derniers en posant : « Seuls les vrais vainqueurs ont vraiment à cœur de tout perdre » (D.A., p. 233). De même, sur scène, certaines pancartes sont réversibles : « Tout est séparé » / « Tout est sexuel » (O.I., p. 114).

Dans L’Acte inconnu enfin, la réversibilité sera omniprésente : plafond / plancher (p. 11) ou « Voici une mort, voici une vie : deux alternances sur une civière » (p. 132). De même, aux pages 39-40, on associe des choses également différentes : table à ouvrir le tube / dessus-de-lit à dormir debout, trou à idée / trou à boire (et boîte à palabrer) et surtout trou funèbre / trou d’lumière. Bref, on retravaille dans la pièce les rhétoriques évoquées ci-avant : trou et dieu (p. 146), feu et vide (p. 104), vide et cerveau (p. 42) – et notons en passant ces autres occurrences : « Viens, vide plein de rien (p. 87), « lavez-moi la tête de toute pensée » (p. 137), « trou à erreur » (p. 172), « sapinière de non-être » (p. 120), « habiter une bête » (p. 130) et « boîte de bois » (p. 123). A la page 163, on a même une amorce de joute poétique concernant les pantins : sont-ils vides ou « nés chair et souffle […] dans la chair d’amour » ? L’interrogation, bien sûr, s’applique à l’homme et au mystère de ses origines.

Pour en finir avec L’Acte inconnu(t), notons qu’on y évoque des « animalités » (cinq à ouvrir à la page 176,) des trous sacrés à la page 115 et une « lumière » qui « vient d’en bas » à la page 165 (sans doute une métaphore pour ut ou parole) ; pour ce qui est de la scène proprement dite, remarquons l’harmonieuse bicolorité (jaune/rouge, etc.) de certains costumes. Encore une fois, rien n’indique que Novarina laissera tomber cette rhétorique faite de bois, de vide, de viande et de réversibilité, certes omniprésente dans L’Acte inconnu mais qui l’était déjà dans Le Babil des classes dangereuses ou L’Atelier volant  – affaire à suivre, donc…