2. Pinocchio, [le] plus beau de tous nos mythes

2.1. Une rhétorique du bois

Si on l’a précédemment rapprochée de la notion de forêt, l’idée de bois peut aussi concerner le pantin ; on pourrait presque parler d’une rhétorique du bois ; chez Dante, l’arbre – ou serait-ce le bois de la croix ? – semble inviter à la vie et au début du livre de Collodi, c’est bel et bien un bout de bois qui demande à être sculpté. Cette demande fut d’ailleurs amplifiée dans l’adaptation cinématographique que Roberto Benigni fit du conte (ce clown lunaire étant ici à rapprocher du Toto-pantin qu’on voit danser dans l’émission qu’ARTE consacra à l’écrivain), le bout de bois en question se transformant en tronc d’arbre (il fallait tenir compte de la taille de l’acteur italien) tout à la fois farceur, violent et comiquement expressif.

Quant à la condition d’acteur, elle sera évoquée en « termes pinocchiens » (sic) par Patricia Allio :

[…] il faut aller […] jusqu’à penser l’homme de bois, l’homme crée par l’homme, d’ou surgissent nouvellement les mots, ou apparaît le langage dans toute son étrangeté. Pinocchio manifeste certainement une des formes de l’anti-psychologisme novarinien et s’il fallait reconnaître une des marques de l’influence de Novarina sur ces comédiens, alors ce serait peut-être celle-là. Explorer la face de l’homme-pantin, dans la désincarnation et la déshumanisation nécessaire à l’advenue de l’autre dimension qu’il s’agit de révéler et d’explorer. […]. L’acteur-pantin peut et doit être pensé ainsi au nom de l’expérience du dessaisissement, de la traversée du non-moi exigée depuis toujours par l’auteur, dans la fameuse Lettre aux acteurs. Paradoxalement, seul l’homme de bois autoriserait la non-langue de bois. La figure de Pinocchio aide à penser l’acteur mais s’inscrit également dans le cadre plus général d’une référence au théâtre de marionnettes. 416

Evoquant la question du bois, Christine Ramat note à son tour un paradoxe qui va dans le sens de Patricia Allio :

A travers la figure allégorique de Pinocchio, il s’agit de refaire au théâtre l’expérience paradoxale d’une parole vraie. […] à une époque où l’idéologie toute puissante de la communication assène tous les spectacles simulés d’un réel transparent, l’acteur Pinocchien vient rappeler la nécessité de les excéder en les confrontant à leurs doubles grotesques et artificiels. Pinocchio incarne ce paradoxe : seul l’homme de bois peut lutter contre les langues de bois. 417

Chez Novarina, le bois pourra encore être lié (mais cela rejoint les idées évoquées ci-avant) à l’idée de musique : les fameux tubes et autres tuyaux novariniens seraient-ils donc en "bois de tibia" ? Il se trouve que, dans certaines sociétés très anciennes et même qualifiables de préhistoriques, certains instruments étaient bel et bien en os – selon les spécialistes, tube viendrait d’ailleurs de tibia. Or, il existe une ressemblance fondamentale entre un pantin et ce type d’instrument à vent en ce que c’est bel et bien le vide qui les constitue.

L’étonnant, c’est ce qui se passe sur scène : on y réalise en effet que si l’acteur a sans doute quelque chose d’un pantin, il n’est certainement pas raide comme un bout de bois ou sec comme un coup de trique qu’assènerait Gnafron, mais au contraire d’une très grande souplesse. A l’occasion d’une discussion, Novarina nous a d’ailleurs révélé qu’un acteur comme Dominique Pinon, tennisman à ses heures, était un sportif accompli – or, cela se retrouve sur scène, où il court littéralement dans tous les sens (que ce soit dans L’Origine rouge, La Scène ou L’Acte inconnu). Pour se servir à nouveau d’une imagerie de science-fiction, disons que l’acteur, agi-parlé (et/ou parlé-agi), fonctionne un peu comme un robot – mais un robot qui serait souple.

Jean-Louis Rivière nous le rappelle dans une chronique qu’il fit pour France Culture : Vitez et Baty appelaient de leurs vœux un retour en force de la marionnette, incapable de se laisser submerger par les émotions (l’idée était déjà présente chez Craig) : sa modestie matérielle, son étrangeté et sa désuétude intéressent donc aussi Valère Novarina.

Notes
416.

Patricia Allio, « La Passion Logoscopique », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 119.

417.

Christine Ramat, Valère Novarina. La Comédie du verbe, op. cit., p. 184.