2.2. Le souvenir de Gugusse (et de la loterie Pierrot)

Assez logiquement, on tombe donc souvent dans l’œuvre sur les mots « bois », « marionnette » ou « pantin ». On parodie l’entame en « Ainsi font » dans « ainsi sont » (D.A., p. 320), on parle d’«hommes de cartons » (C.H., p. 259), d’un « pantin de rien qui attend » (C.H., p. 289), du « pantin de ma mère » (S., p. 30), de « ma grosse marionnette » (p. 29), etc.

C’est une rhétorique qui nous paraît très difficile à étudier, les notions en question étant presque toujours présentées de façon déroutante et inattendue. Dans Le Babil des classes dangereuses par exemple (p. 295), Guignol se "verbifie" en « guignoler » et on le rapproche même de « sanguignoler » (ceci dans la proximité de « faces blanchardes » évoquant celle d’un clown) ; ailleurs dans la même œuvre (p. 250), on se découvrira des caractères de pantinité : « Sans pieds suis donc alors pantin, de homme vire mort ».

Dans La Lutte des morts (p. 469), on évoque peut-être une sorte de scène portable dans la mention bizarre d’un «hôm qui port un thtr » (puis qui « porque son théâtre ») : serait-ce un castelet ? Dans L’Atelier volant (p. 95), une didascalie évoque d’ailleurs un « castelet de marionnettes ». Cet intérêt pour le pantin et l’univers qu’il implique nous paraît logique, l’état d’homme n’étant pas toujours présenté comme très satisfaisant : « Nous sommes en viande et nous souffrons. Nous voudrions être en bois » lance-t-on dans Le Drame de la vie (p. 70).

Le mot « pantin », quant à lui, se retrouve dans le « moulin de Pantin » de Je suis (p. 80), qui évoque encore le vent (comme pour les instruments mentionnés ci-avant) et nous rappelle l’expression « on entre ici comme dans un moulin » (un retravail en « on entre ici comme dans un pantin » étant peut-être implicitement suggéré). Mais la présence effective du pantin est en fait sensible dans de nombreuses images, parfois cryptées ; ainsi, la marionnette à manchon de type Guignol nous paraît présente dans l’évocation d’un « homme qui avait deux têtes à la place des mains » de Je suis (p. 55) : on retrouve ici l’idée que, dans le corps novarinien, les mains ne sont jamais complètement des mains (idem pour le sexe, les pieds, les oreilles et la bouche) : dans sa façon de voir, on pourrait tout à fait penser par les mains, par exemple. Ici d’ailleurs, on ne parle pas forcément d’un corps en bois : « Tu es en bois de corps » dit-on, par deux fois, dans L’Origine rouge : qu’est-ce à dire ? Est-ce la même chose ?

Dans Je suis (p. 165), il y a l’idée que la marionnette, c’est le corps même : ce corps, il n’a « plus que moi pour l’animer » (comme si Dieu n’était plus là) et on s’adresse à lui pour dire : « Si je t’anime plus, tu tourneras cadavre » La perspective d’une marionnette à terre qui serait le corps est une métaphore de la mort ; « [à] l’intérieur d’un bonhomme », il faut qu’» il y [ait] un bonhomme » (J.S., p. 165) ; sinon, l’animation est impossible et le pantin reste sans vie. Dans un même ordre d’idée, on parle aussi, dans Le Jardin de reconnaissance (p. 59), du « corps de quelqu’un sans personne dedans » : la viande n’est pas la preuve qu’il y a quelqu’un dedans. D’autre part, nous explique Christine Ramat, qui évoque les pièces du début, (mais son propos nous paraît pouvoir être généralisé aux autres pièces), « les figures sont drôles » :

On trouvera celles qui appartiennent au répertoire du théâtre comique comme Pantalon, Scapin, les docteurs, mais aussi celles de Gédéon, de Lulutte, le père Boucan et l’Enfant Gendarme qui évoquent le théâtre de Guignol. 418

En consultant Guignol, les Mourguet, livre passionnant et très documenté de Paul Fournel, on pourra même, en lisant d’anciennes pièces pour pantins (il y en a quelques unes à la fin de l’ouvrage), tomber sur des phrases novariniennes en diable : une affirmation comme «  le bât est en bois donc il est à moi » (que Pommardin jette à la face de Guignol dans Le Marchand de Picarlat) semble sortie d’une œuvre de Novarina – c’est peut-être même un cas de plagiat par anticipation. Quant à la figure classique de Gnafron (par opposition à Guignol), si elle semble assimilée à la parole même dans Je suis (p. 154), c’est que « la parole commence toujours, avant de parler, par frapper avec des bâtons ». Cette parole, elle est directive, impérieuse, prescriptive (elle nous somme d’hommer) : c’est elle qui a frappé les trois coups : « D’où vient qu’on parle ? Que la viande s’exprime ? ».

Quoi qu’il en soit, il semblerait que le petit monde lyonnais inventé par Laurent Mourguet fasse aussi partie, peu ou prou, des influences de Novarina. Mais c’est surtout le spectre de Gugusse, de la Loterie Pierrot et tous les souvenirs de la foire de Thonon qui refont parfois surface dans sa littérature. Il semble en effet que cette image d’un homme contrefaisant le pantin (en général, c’est le contraire) ait fortement marqué l’imagination de l’enfant que fut Valère Novarina.

Considérant Le Babil des classes dangereuses, Marion Chénetier dit de la pièce qu’elle « met en scène la condition humaine vouée à une parole piètrement accouplée au corps, une parole en état d’inadéquation fondamentale vis-à-vis du corps »419 : c’est un autre décalage difficile à étudier : s’il y a des « situations mécaniques », dit-elle, les corps sont « agités du dedans par la parole impérieuse et mystérieuse » et cette parole est donc « déguisée également », par l’homme.Rhétoriquement parlant, on recense d’autres jeux abscons avec le pantin ; dans Le Jardin de reconnaissance, par exemple : « En figure finale de la vie, je dirai : "Je remis ma vie dans la tête du pantin Assez-bien" ». Ici, l’on dirait, mais ne l’affirmons pas, une parodie de l’expression "remettre sa vie dans les mains de quelqu’un" – le « quelqu’un » étant donc le « pantin Assez-bien », qui pourrait n’être autre que le « divin Peut-être ». Dans L’Opérette imaginaire, les pistes sont encore plus brouillées (les notions d’« homme », de « rien » et de « pantin » se trouvant mélangées) : « Mon pantin c’est pas moi c’est mon pantin. Je me déguise en homme pour être rien ». Dans La Scène, on pourra, comme Fantoche de Gugusse « [s’ennuyer] de [sa] grosse marionnette » (p. 29) : cette grosse marionnette, c’est peut-être un état antérieur où Dieu était présent (mais ne l’affirmons pas).

Notes
418.

Ibid, p. 149.

419.

Marion Chénetier, « L’Architecture du souffle », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 95.