2.3. Fils ou manchon ?

Pour évoquer à présent la scène proprement dite, disons que rapprocher le théâtre des marionnettes novariniennes du théâtre de marionnettes japonais et de l’innovation révolutionnaire du maître manipulateur Yoshida Bunzaduro (qui, vers 1730, remplaça la poupée à manchon tenue par de grandes marionnettes animées par trois hommes chacun) serait sans doute une très grosse erreur (même si dans L’Acte inconnu, il s’inspire peut-être de cette technique).

Chez Novarina, en effet, s’il y a quelque chose derrière-dessous, c’est la parole – mais l’idée qu’il y aurait également, du point de vue de l’acteur, quelque chose devant (la voix ? le masque ? quelqu’un d’autre ? un pantin ? le « Pantin Parole » ?) est encore une autre obsession. Dans Pendant la matière, Novarina parle d’ailleurs de l’acteur en ces termes : « le voici devant vous, saisi de devant, transporté et portant. » (p. 76). Portant, mais quoi ? En tout cas, il y a non seulement une portée, mais aussi, semble-t-il, une offrande, un don (un cadeau voire).

Quoi qu’il en soit, il semble qu’il y aura toujours, chez Novarina, une même volonté de brouiller les pistes, le mot même de « pantin » – ou de « marionnette » (qui, comme on sait, vient du mot Marie) – étant remplacé par les expressions « leurre », « faux homme » et « effigie d’homme » dans Pendant la matière (p. 10) ; dans la même œuvre et à la même page, l’auteur affirme encore : « Nous ne sommes pas des parlants, mais des animaux parlés, des êtres inanimés à qui la parole parle » Ici clairement, l’homme est assimilé à un pantin, la phrase rappelant la « Lettre du voyant » de Rimbaud (un "parlé" lui aussi). Quant au pantin suspendu par des fils, il est certes creux et vide mais ce n’est qu’une métaphore car il ne l’est pas dans sa forme, son aspect, sa présentation ; or, ce n’est pas le seul type de pantin : conformées en gros comme des moufles, ainsi sont les marionnettes sans fils, dites à manchon (voire à gaine). Dans ce vide, il y a l’éventualité de la marionnette, sa possibilité : c’est peut-être de là que vient l’idée novarinienne que « l’organe de la parole » n’est autre que la main.

Dans son bref essai intitulé Sur le spectacle de marionnettes, Kleist, lui, compare le pantin à un ours. Défié à l’épée, l’animal s’avère plus efficace que l’escrimeur le plus émérite car il est vide, insensible aux feintes, aux bottes secrètes voire à l’esbroufe de son adversaire ; par sa seule patte, il pare à tous les coups. Or, comme Kleist, Novarina croit à la perfection du pantin et ce n’est sans doute pas un hasard s’il considère Pinocchio comme un mythe majeur ; il s’en explique dans Devant la parole :

‘Le théâtre fête la Déreprésentation humaine, nous lave de toutes figures. L’acteur, c’est un absenté qui s’avance, un homme défait, doué d’un manque et renoncé à lui-même. Le théâtre est un lieu de retrait et de profond désengagement humain. Un masque enlève le visage. Une face est inversée. Le théâtre est un art tranchant, froid, sans vérité et sans témoignage. Il ne rend de comptes à personne, n’a rien à défendre et rien à déplorer. Un lieu d’une absolue clarté coupante, d’une acidité solaire. L’acteur, c’est l’homme moins l’homme. Un homme en moins. Le plus beau de nos mythes n’est ni Faust ni Don Juan, mais le mythe de Pinocchio. ’