3. Vide, kénôse et pantinité

3.1. Valère Ocarina

La consigne de celui qui tire les ficelles – image peu novarinienne (ici, c’est plutôt du sol que vient le mouvement) – semble ici rejoindre l’idée (qu’on pourrait donc apparenter à la pensée taoïste) que l’acteur doit faire le vide en lui-même afin qu’advienne le souffle. Il doit être en bois – mais d’un bois poreux. L’acteur doit se faire passeur de parole. Il doit être capable de se plier à une discipline d’acier. Il doit se pantiniser, être parlé, soufflé. Devenir un instrument de musique. Donc en bois – comme le sont souvent les instruments. L’acteur doit oublier son humanité, devenir un tuyau à l’image de l’auteur lui-même lorsqu’il écrit. Car contrairement au possible mot-valise contenu dans "Novarina" (cf. (n)ovateur + ocarina), l’ocarina n’a pas à être novateur : à l’image de l’acteur, il doit être traversé par la parole.

Ce traversement concerne manifestement le dessin qui fit la couverture de la revue Java, du programme de la Comédie Française, et de la réédition chez P.OL. du Théâtre des paroles (il servit aussi d’affiche pour Lumières du corps, l’adaptation proposée par le metteur en scène Jean-Pierre Armand). Ici, les deux parties rouges représentent peut-être la parole qui, venant du sol ou rebondissant dessus, traverse, crucifie, empale, embroche, embrochettise l’acteur (l’homme ?) qui, dans un mouvement de convulsion vers le haut, s’anime, agit, s’agite dès lors comme un pantin. Nous sommes peut-être même en présence d’un auto-portrait de l’auteur voire d’une représentation du « Vieil Adam parlé ». Bref, cet être apparaît sous nos yeux comme un chien savant (de Dieu ?) ou un animal marin (dauphin, otarie) se redressant vivement comme marionnettisé par quelque dompteur invisible habitant le sol (une taupe ?).

Précisons que le pantin en question est donc plutôt du type dit "à manchon" et que, comme toujours dans le théâtre novarinien, le sol joue un rôle à part entière – et même plus que primordial : c’est qu’il est, au même titre que la couleur des décors – dont Novarina déplore, non sans humour (car la chose paraît difficilement réalisable) qu’elle ne concerne pas également les coulisses (qu’il projette de repeindre pour les mêmes raisons) –, ce qui confère de la force aux acteurs. Pourtant, le supplice du pal pouvant faire mal (et la main se faire fouillante, fouaillante, aller à l’os), il y a peut-être, comme chez les prophètes une forme de résistance au début (cf. Moïse, Gédéon, Jérémie) et des moment de doute (même et surtout chez Jésus) ; un certain cabotinage liée à d’humaines tentations (désir de célébrité, etc.) peut sans doute aussi constituer un problème, un frein. Mais la Parole, soit le Verbe, passe finalement et l’acteur, comme l’écrivain et le prophète, devient un parfait pantin.

Poétiquement, Novarina semble prendre au pied de la lettre certaines rhétoriques bibliques : c’est ainsi que le prophète n’agit pas (idem pour Adam) mais cela n’est pas forcément valable pour Eve (ni pour Lilith, Lucifer, Pandore ou Prométhée) car ce pantin-là s’est comme révolté en sortant de son originelle pantinité – même si cette sortie n’est que très relative.

Il faudrait aussi parler du Golem qui, dans certaines traditions, s’anime quand on fait passer des textes sacrés dans ses orifices : à l’image du Frankenstein de Mary Shelley (ou des robots d’Asimov), cet homme fait de « glaise de glas » n’a pas la possibilité théorique d’être autre chose qu’un pantin mais il pourrait cependant arriver qu’il coupe les fils dans une certaine mesure – pourtant, encore une fois, sa liberté resterait tout à fait relative : ce ne serait qu’une illusion, une apparence de liberté.

Toutes ces idées un peu baroques, non complètement nouvelles (et ici donc liées à une certaine tradition biblique) mais s’exprimant avec une force poétique objectivement très troublante, ces idées donc se retrouvent un peu dans Pendant la matière (p.10) où la parole est même une « main » qui nous porte ailleurs et nous fait nous mouvoir.