3.2. Une autre figure du Christ

Il s’agit comme on sait d’une grande question philosophique, mais posée par un poète ; ici, l’on ne se pose pas la question du destin, du fatum antique et l’on ne se demande pas si l’homme est le produit de l’hérédité et du milieu : l’on revisite le mythe de Pinocchio et l’on en fait implicitement une sorte de saint, une figure christique.

Cela dit, c’était déjà le cas dans le conte de Collodi où la crucifixion était remplacée par une pendaison (les lyncheurs étant, eux, assimilables à des larrons absolument non-repentis) :

- […] il faut le pendre ! Pendons-le !
- Pendons-le » répéta l’autre
Sitôt dit, sitôt fait. Il lui attachèrent les mains derrière le dos et, après lui avoir passé un nœud coulant autour du cou, ils le pendront à une branche d’un gros arbre qu’on appelait le Grand Chêne.
Puis ils s’assirent dans l’herbe en attendant le dernier soubresaut du pantin. Mais trois heures plus tard, le pantin avait toujours les yeux ouverts, la bouche fermée et il gesticulait plus que jamais. […]
Cependant le vent du nord s’était levé et, soufflant et mugissant furieusement, il ballotait çà et là notre pauvre pendu, qui se balançait comme le battant d’une cloche en train de carillonner. Ce balancement lui causait d’atroces douleurs et le nœud coulant qui se resserrait de plus en plus lui coupait la respiration.
Peu à peu, ses yeux se brouillèrent, et bien qu’il sentît la mort venir, il espérait toujours que, d’un moment à l’autre, une âme charitable viendrait le secourir. Mais quand, à force d’attendre, il comprit que personne ne viendrait, il pensa à son pauvre papa… et il murmura :
« Oh, papa ! Si tu étais là !… »
Il n’eut pas la force d’en dire davantage. Il ferma les yeux, ouvrit la bouche, étira les jambes et après un violent soubresaut il resta tout raide.
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Puis une fée aux cheveux bleus recueille le corps du pantin et on assiste à la résurrection de ce dernier : on voit qu’ici, les correspondances (parodiques ?) avec le Christ ne manquent pas.

Le supplice de la croix est d’ailleurs, ne l’oublions pas, lié au bois : « tout prouve qu’on n’a mis en croix que des animaux en bois » (D.A., p. 170) ; « je suis crucifié au langage » affirme un des pantins de L’Origine rouge : si elle est rouge, c’est de colère (par refus de ce traitement) et/ou du sang qu’il aura fallu verser pour se faire transpercer. Bref, Jean des Trous n’est pas seulement le Christ en croix mais aussi Adam troué de toutes parts et surtout par la bouche, « crucifié au langage » et sommé de parler. Dans un article, Christine Ramat explique :

[…] l’incarnation du verbe passe par l’abaissement (la kénôse). Poussant les théories kénotiques au burlesque, Novarina fait alors du bouffon, l’autre figure du Christ, dont l’extrême abaissement dans la théologie paulinienne est manifestation de la puissance divine. Ainsi on ne s’étonnera pas que l’élévation mystique de l’acteur passe par le ridicule et qu’inversement le comique soit l’objet d’une élévation liturgique. Louis de Funès, précise Novarina, « est un singe très saint qui rend très saintes les choses comiques et très comiques les choses sacrées. 421

Dans un autre article, elle estime que la marionnette, ici rapprochée du mort et du pitre, est une « figure de l’entre-deux de l’humain (dont le modèle est Pinocchio) » et « [l]’acteur en bois » est un double du Christ piteux » 422: c’est aussi le cas (voir plus haut) du personnage inventé de Collodi. D’aucuns considèrent cependant que le mot "pantin" est péjoratif alors que c’est justement toute la noblesse du métier d’acteur que d’essayer d’en devenir un, de tendre vers la pantinité.

Notes
420.

Carlo Collodi, Pinocchio, Mille et une nuits, pp. 62-63.

421.

Christine Ramat, « La dramaturgie spirituelle de Valère Novarina », Europe, op. cit., p. 129.

422.

Christine Ramat, « Opérette théologique et théologie d’opérette : les paradoxes d’une dramaturgie spirituelle », La bouche théâtrale, op. cit., p. 95.