1.1.2. Un « Portrait de Job en clown » ?

Elle rejoint d’ailleurs souvent, cette souffrance, celle qui sourd des livres de Samuel Beckett – ce dernier, sans doute conscient qu’ils étaient un peu de la même famille, a même correspondu avec le jeune Novarina… Bref et un peu comme chez Beckett, le blues novarinien s’exprime constamment, se déploie sur des pages et des pages, ad libitumad nauseam diront ses détracteurs – avec des moments de détresse absolue et des moments d’apaisement provisoire (souvent permis par un rire libérateur).

Cette musique est, si l’on veut, celle de Job sur son tas de fumier, mais dont il est donc fait ici une sorte de portrait en clown. En fait, si nous n’avons pas intitulé cette sous partie « Portrait de Job en clown », c’est parce qu’on retire quelque chose à Job tandis que c’est parce qu’on lui a donné quelque chose (une parole, un corps) que le je novarinien se plaint. Ainsi, dans un texte comme L’Inquiétude, il exprime en effet une sorte de désarroi – mais comiquement rendu. Ce désarroi est-il certain ? Ne le jurons pas ; toutefois, il nous paraît sensible, manifeste qu’un malaise du je s’exprime devant nous, l’idée que quelque chose (mais quoi ?) fait masse et ne fonctionne pas (ou alors trop).

Si Céline se disait (in Guignol’s Band) « oiseau de peur », Sosie se dit « l’enfant de Crainte et Angoisse » dans Je suis (p. 60) : avec de tels parents, on peut comprendre que tout n’aille pas pour le mieux. En fait, la différence entre la plainte qui sourd d’un blues comme L’Inquiétude et un blues de facture classique se situe au niveau du sujet de la chanson et du motif de la plainte. Le personnage novarinien est un personnage souffrant mais contrairement à un bluesman normal, il ne sait pas vraiment de quoi il souffre, ni pourquoi. Il ne sait même pas pourquoi il chante – mais, quoiqu’il arrive, il chante, babille et parle, ce qui le rend décidément proche du je beckettien et notamment de celui qui s’enfonce dans la terre dans O les beaux jours.

Sa plainte présente donc des aspects comiques et métaphysiques, et s’applique le plus souvent au drame de la vie, le mot drame pouvant n’être pas lié au théâtre proprement dit, et être tout simplement synonyme, ne l’oublions pas, de catastrophe, de problème majeur : « [c’est] naître qu’il aurait pas fallu » disait Céline (un autre bluesman). Quant à Job, la figure est convoquée par le diseur de L’Inquiétude, André Marcon insistant même sur les deux pôles de la plainte novarinienne, présentée par lui-même (et il nous paraît bien placé pour évoquer le sujet) comme à la fois drôle et terrible :

Il y a chez Novarina une allégresse et un blasphème. C’est un peu toujours Job, une lamentation, une déploration, une gesticulation dans le bon sens du terme, comique et pathétique aussi. Il peut faire rire et pleurer en même temps, sur la même séquence, sans passer de l’un à l’autre, simultanément. 423  
Notes
423.

André Marcon, « L’"offrande imprévisible" », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 234.