2.7. Y a aucune solution

Eviter le réel s’explique peut-être par l’agressivité de ce dernier : « J’appelle "réel" tout ce qui vient mordre » (O.I., p. 65). On a beau se dire « Courage, ma peur ! », le combat n’est pas facile. Il peut y avoir aussi, mais cela paraît lié, comme l’idée d’être complètement à contre-courant ; la solitude exprimée par le je de Je suis est ici plus qu’absolue, effrayante sans doute, mais s’exprimant toujours de manière insolite : « j’entendais […] les rues marcher sans moi ». Assez peu universitairement, nous évoquerons encore ici une chanson d’Alain Souchon, Les jours sans moi, où semble formulée, non sans humour, l’idée qu’il y a peut-être des jours où "je" existe vraiment, c’est à dire des « jours avec moi » (où l’on pourra même ressembler à Dustin Hoffman et « [avoir] sur les femmes un pouvoir ») et des « jours sans moi », c’est à dire des jours où l’on « se ballade au bord des fleuves » et où l’on « traîne en souliers bicolores », mais certainement pas sur le pont du navire, en « capitaine beau » qui a « gagné la Cup » : utilisée par nous dans le cadre d’un court logo-rallye, cette rhétorique souchonnienne, tout à la fois triste et drôle, et surtout donc l’idée amusante de jours avec et de jours sans moi, n’est, au fond, peut-être pas si éloignée que cela de celle qui est à l’œuvre dans Je suis – la seule différence vraiment notable, c’est qu’ici, tout est sans je.

L’idée de solitude extrême (elle n’est pas juste ultra-moderne : elle vient de plus loin que cela) et d’aliénation à soi de ce tuyau(/je) là débouche dans Je suis sur le concept « d’île de moi » (p.122), qui semble exprimer une forme d’exil « chez les autruis ». Dans la phrase « à ma triste unanimité j’ai fait chanter l’grand air du chauve à col roulé », le thème de la masturbation vécue comme un pis-aller semble poétiquement abordé. (p. 126). Plus trivialement, la « Veuve Poignet » sera présente à la page 138 de L’Opérette imaginaire. L’idée d’un bannissement est évoqué à travers une image forte (puisée, nous semble-t-il, dans la matière de Bretagne) ; c’est celle de la charrette, symbole médiéval de disgrâce et d’infamie (notamment pour l’un des plus prestigieux chevaliers de la Table ronde, alias Lancelot) ; et pourtant, « [il] n’y a pas de charrette, mais si j’avais une charrette, je roulerais ma douleur dans ma charrette » (J.S., p. 115). De même, la « Roue » du « Chevalier Roue-et-Parole » (A.I., p. 50) est peut-être celle d’une charrette (le châtiment étant ici d’avancer, de rouler, de parler, d’être et d’hommer). Dans Je suis, la souffrance semble donc surtout intérieure, psychologique ; elle consiste dans le fait d’avoir « mal au trou qui pense » (p. 31).

On trouvera peut-être que c’est réduire l’œuvre de Novarina que d’en parler ainsi, qu’il ne s’agit pas de cela, que son propos est plus profond, que son message est plus crypté, etc. La chose est d’ailleurs fort possible mais nous partons du principe que devant certaines œuvres (cf. films de Godard, poèmes de Michaux, ready-made duchampiens ou pièces de Novarina), on a parfois tendance à nier l’humanité et la sensibilité de l’artiste à cause de sa sophistication même et de l’originalité du travail proposé : c’est une erreur profondément grossière que nous souhaiterions éviter. De plus, nous ne voudrions pas passer, pour faire allusion à une célèbre nouvelle policière d’Edgar Poe (où le précieux document que l’on recherche n’est certainement pas à trois kilomètres mais au contraire tout près, bien en évidence et pas caché du tout) à côté de la « lettre volée »… Or, ce qu’il y a sous nos yeux dans Je suis, c’est la matière d’un roman noir très noir – et nous en rendons compte ici. Pourtant, le désespoir ne concerne pas que les hommes puisqu’il y a également des « suicides de chiens » dans Le Jardin de reconnaissance (p. 71) : c’est dire.