3.2. Un parfum de roman noir

Assez naturellement donc (et même si cette rhétorique était présente dès ses premières pièces), on retrouvera des traces de corde dans Je suis, pièce qui, par sa noirceur quasi-totale, ressemble d’ailleurs aux premiers romans noirs, dits hard-boiled, de l’auteur populaire évoqué ci-avant – romans que celui-ci signait très souvent sans pseudonyme. Encore une fois, à travers ce détour par le polar français voire rabelaisien, on propose des rapprochements qui paraîtront improbables et hasardeux : toujours est-il que le fait de signer sous son nom fut peut-être révélateur d’un désir de ne plus se cacher derrière des masques (Bérurier, Pinuche, Marie-Marie, etc.) et des numéros de clowns – notons qu’il y avait la même dualité chez Léo Malet qui (cf. La vie est dégueulasse) n’a certainement pas écrit que des Nestor Burma. Or, l’impression de transparence absolue, de sincérité et d’authenticité dans le désespoir exprimé est ce qui frappe à la lecture de Je suis – mais également de Vous qui habitez le temps, écrit peu avant. Et pourtant, la « clounerie » reste omniprésente : c’est tout le paradoxe de l’œuvre de Novarina. Autre détail révélateur : dans l’interview évoquée ci-avant, le dramaturge précise : « il y a des blocs, laissés tels quels, presque pas retouchés, qui apparaissent encore dans la violence de leur apparition : la scène de Pendaison ».428 En fait, affirmons-le, Je suis est un roman noir (L’Espace furieux étant peut-être sa version adoucie). Mais, dans certaines pièces écrites avant, on pouvait déjà retrouver des composantes rhétoriques qui s’apparentent objectivement au genre noir et policier. Ainsi, dans l’observation des comportements extrêmes (meurtriers, etc.), l’analyse sociale et un certain goût pour le fait divers plus ou moins sordide, Le Babil des Classes dangereuses nous paraît assez simenonien – même si la vision du dramaturge est en fait beaucoup plus implacable de celle de Maigret/Simenon. Quant à l’argot très âpre, grave, dénué de fantaisie d’un Simonin (Touchez pas au grisbi, Grisbi or not grisbi, etc.), il se retrouve peut-être un peu, quoique sans doute parodié (lorgnant vers Michel Audiard, en quelque sorte), à la page 128 de L’Atelier volant  :

‘Attends un peu qu’il s’avise de nous relever encore le taux des Mutuelles, c’est pas ma plume que je prends pour balbutier une réclamation vite lue et passée au panier par les sous-fifres, c’est mon flingue, directo : je descends la rue et je me pointe au Centre d’Hébergement. Alors là, barka chouia, j’attends la nuit. Puis je sors le flingue, j’enfonce la porte et j’te descends vite fait douze à quinze bougnoules ni vu ni connu. Compris ? Pour la soif.’

De même, on croise une infirmière tueuse dans Le Drame de la vie et ça et là, beaucoup d’autres "serial-crimeurs". On pourra encore estimer que L’Origine rouge (titre rappelant vaguement La moisson rouge) met notamment en scène un "crimeur de temps", alias Sosie. Sur scène, il arrive aussi qu’on tire au pistolet, accessoire indispensable dans tout polar traditionnel. C’est un théâtre où l’on utilise également, assez souvent, un dispositif assez proche de l’interrogatoire. Mais plus généralement, disons ceci : représenté en cela par presque tous ses personnages, l’auteur semble fonctionner dans son oeuvre comme un véritable détective à la recherche de la Parole perdue. Or, comme le Dupin de Poe, il nous signifie souvent qu’elle est là tout près, sous nos yeux ou même en nous comme un néon (« Je suis » étant un cœur battant sans s’arrêter).

Pour évoquer une possible correspondance avec un roman noir encore plus moderne, on pourrait même considérer que Goodis et Thompson, surtout connus en France pour avoir été adaptés par Truffaut (Tirez sur le pianiste) et Tavernier (cf. Coup de torchon) voire (cf. Thompson, dans Série noire) dialogué par Perec – nous ont raconté des descentes aux enfers tout à fait comparables, en terme de tension, d’intensité, à Je suis et Vous qui habitez le temps : la comparaison vaut aussi pour le cadre géographique (la ville, en règle générale), l’humour noir et une thématique faite d’angoisse, de morbidité, d’amours impossibles, d’incommunicabilité, d’impuissance à sortir du labyrinthe dans lequel il semble qu’on soit prisonnier, fait comme un rat, d’enquête/quiète de soi de type métaphysique et qu’on sait vouée à un échec total, etc.

Chez Goodis et Thompson, et pour user d’un style cher à Marcel Duhamel en tant qu’il créa la prestigieuse collection « Série noire » chez Gallimard, les tripes se voient ; or, il faut avoir de l’estomac pour cracher un livre comme Je suis – il faut aller au bout de la nuit, en quelque sorte. Heureusement pour nous, la comparaison ne choquera que les faux amateurs de littérature ; c’est qu’il y a roman noir et roman noir et que les deux auteurs cités (idem pour Héléna, Simenon, Crumley, Manchette ou Claude Néron) sont par moments objectivement comparables à Kafka, Balzac, Céline et Zola ou au Dostoïevski de Crime et châtiment.

Notes
428.

Ibid, p. 45.