3.3. L’humour de potence

Revenons donc à la corde autour de laquelle se noue toute une rhétorique morbide de la pendaison qui n’est pas si nouvelle en littérature : songeons à la ballade des pendus de L’épitaphe Villon (« pies, corbeaux nous ont les yeux cavés », etc.). Plus près de nous, dans une scène burlesque de la fin de Godot, Beckett nous prouve que l’on peut rire avec la corde :

– Viens voir (« il entraîne Vladimir vers l’arbre. Ils s’immobilisent devant. Silence. ») Et si on se pendait ? / – Avec quoi ? / – Tu n’as pas un bout de corde ? / – Non. / – Alors on ne peut pas. / – Allons-nous-en. / – Attends, il y a ma ceinture. / – C’est trop court. / – Tu tireras sur mes jambes. / – Et qui tirera sur les miennes ? / – C’est vrai. / – Fais voir quand même. (« Estragon dénoue la corde qui maintient son pantalon. Celui-ci, beaucoup trop large, lui tombe autour des chevilles. Ils regardent la corde. ») A la rigueur ça pourrait aller. Mais est-elle solide ? / – On va voir. Tiens. (« Ils prennent chacun un bout de corde et tirent. La corde se casse. Ils manquent de tomber. ») / – Elle ne vaut rien. (Silence). 429

Notons que le thème est encore abordé dans L’innommable où le je s’interdit de dire qu’il veut être pendu : « […] ça me couperait le sifflet. Malheureusement je n’ai pas de cou ». Comme Beckett avec ses deux clowns métaphysiques (Vladimir et Estragon) ou Kantor avec l’image d’une potence-WC dans Qu’ils crèvent les artistes, Novarina illustre l’idée a priori indéfendable que corde et burlesque peuvent faire bon ménage à la page 172 de La Chair de l’homme : « Dois-je me pendre ou pas » ? J’ai envoyé cette phrase sur carte postale […] à 787 correspondants […] pour avoir porté le nom de Corde ou Lacorde. » Nous avons déjà évoqué l’hypothèse d’une sorte de canular suggéré (et d’ailleurs faisable, même téléphoniquement) dans la partie consacrée à la dimension farcesque de l’œuvre (on pourrait aussi y voir un écho à la question de Panurge concernant l’éventualité d’un mariage). Mais, quoi qu’il en soit, à travers les noms « Corde », « Lacorde » et « Cordier », c’est bel et bien de pendaison qu’il s’agit. En témoignent encore les quatre réponses à la carte postale en question : « Pends-toi oui si ça te chante », « Pends-toi oui mais pends-toi vite », « Pends-toi ou te pends pas mais décide-toi » et « Ne te pends pas, mais ne te plains pas plus tard de t’être pas pendu ».

La corde s’apparente à cette voix intérieure qui dit « Débarrasse toi de toi ! une fois pour toutes et pour de bon ! » (J.R., p. 51). Egalement obsédé par la mort, Alfred Hitchcock, dans le cadre d’un gag auquel il se prêta, sortit une corde de pendu prête à l’emploi d’une énorme boîte aux lettres sur laquelle on peut lire « SUGGESTIONS ». Novarina, lui, est certes moins direct : il ne nous tend pas une corde ni ne nous prend à la gorge mais se contente d’évoquer ce moyen d’en finir. Pourtant, dans les deux cas, c’est la même question qui se pose : serait-ce une si mauvaise idée ? La corde est-elle si rébarbative ? Au bout, c’est peut-être la Terre promise, etc.

La corde peut aussi être synonyme de lynchage, lynchage qu’il s’agit peut-être, de laver en famille (osons ce jeu de mots d’inspiration verheggenienne). C’est une menace qui plane tout au long de La putain respectueuse de Jean-Paul Sartre, dans la plupart des romans de Faulkner (notamment dans L’intrus) mais aussi dans les albums de Lucky Luke et dans un genre parodique inventé par Sergio Leone où l’on sait l’importance scénaristique (liée aux effets de suspense et aux coups de théâtre) qu’elle peut avoir, notamment dans Le Bon, la Brute et le Truand : dans le cadre de scènes comico-morbides, elle fait fréquemment retour dans le film (presque autant que les fusils et autres pistolets), figurant même sur l’affiche du film où elle enserre le cou d’un Clint Eastwood flegmatique (mais assez inquiet tout de même). Dans la photographie choisie par Sergio Léone pour l’affiche de son western-spaghetti, la situation est malgré tout plus oppressante que dans La Scène ou L’Origine rouge, pièces où la corde fonctionne surtout comme un symbole, un rappel à l’ordre, une vanité, un memento mori. Quant aux « strange fruits » chantés par Billie Holliday, on sait la raison de leur présence sur l’arbre – plus léger, Trenet remplace "corde" par « ficelle » dans un de ses tubes, le célèbre Je chante (« Ficelle, / Tu m’as sauvé de la vie, / Ficelle, / Sois donc bénie / Car, grâce à toi, j’ai rendu l’esprit, / Je me suis pendu cette nuit », la fin étant assez novarinienne : « depuis / […] Je chante soir et matin […] / Un fantôme qui chante, on trouve ça rigolo »430, etc.

Il semblerait donc que Novarina s’inscrive en somme dans une lignée d’artistes qui ont traité de la corde et qu’il propose à son tour sa version, originale et personnelle. Car des allusions à la corde, on en trouve dès Le Babil des classes dangereuses (p. 170): « Corde, nom de Dieu, corde ! » ce qui s’oppose au plus récent et plus positif « La vie, tout de même, la vie ! » de La Scène. La rime à Corbillon et le jeu qui va avec devient ici (B.C.D., p. 326) « la corbeille à capiton, qui j’y pends ? », « capiton » évoquant aussi des têtes (la corbeille étant peut-être celle qu’on posait au bas des guillotines).

Dans La Lutte des morts, on évoque la « Pendaison de Gai Frisat » (p. 428), les mystérieux « fruits des pendus » (p. 343) mais aussi les « pendus aux branches qui bordent les nationales », vision modernisant un peu d’antiques supplices (crucifixions de chrétiens, horreurs décrites dans Salammbô, etc.). Dans Le Drame de la vie, deux hommes qui n’en font qu’un (serait-ce Monsieur Monsieur ou un duo comique beckettien ?) se « déhomment » en quelque sorte et « [sortent] tous les jours en portant des cordes de caoutchouc à leurs cous » (p. 205). De même, on parle d’une « scène de nœud » (on sait que ce dernier terme est également ambigu) à la page 257 et on lit à la page 191 : « Il lace la corde à son cou ».

Chez Novarina, l’humour de potache peut donc se transformer en humour de potence et la bague au doigt en corde au cou : « permettez-moi que je passe cordon autour d’vot’ appendice » (O.I., p. 19). La matière de la corde peut parfois surprendre (ce n’est pas toujours du chanvre) : « Ce que je veux, c’est tes boyaux si longs, ou c’qu’je pourrais faire pendaison » (O.I., p. 128). Notons encore la « Chanson suicidons, chantée à la corde ». (O.I., p. 119).

La corde est même présente dans l’onomastique : dans La Scène (p. 150), on croise en effet un « docteur Cordier » (la corde serait-elle une médication ?) et 123) et on tombe aussi (p. 123) sur le slogan : « Paul Pendu : le choix de se taire ». Autre choix : celui du « vaillant laboureur » qui « [s’est] pendu » (S., p. 52).

Si on ne passe pas à l’acte, on y songe en tout cas (presque tout y fait songer) : « A la promenade, je me disais que les branches des sapins eussent dû me présenter des cordes pour me pendre » (S., p. 179). A la page 187 de la même œuvre, on chante même les vertus de la corde : « Psaume de bohu ! Buée de tout ! / Spasme de tohu : partout néant ! / Tout sang s’efface au nœud coulant ! ». Toujours dans La Scène (p. 80), on passe-glisse de « prends-moi avec ! » à « pends-moi avec » (p. 80) et on « mange ce bois » avant de se pendre à « [sa] maudite satanée corde ombilicale» (p. 79). Dans L’Acte inconnu on retrouve cette rhétorique dans l’onomastique avec « Jean qui corde » (p. 10) et le « vieux Stranglu » (p. 174) et à la page 21 où l’on annonce « Je vais me pendre moi-même à une corde destinée à moi-même ».

Chez Novarina, le bois n’évoque donc pas seulement le pantin mais aussi l’arbre du pendu ; dans la phrase « L’Enfant du Trou de Sapin se pend. » (J.S., p. 60), on ne s’étonnera pas de voir associer cette pendaison d’enfant (Pinocchio ?) à un bois dont on fait les cercueils. Autre hypothèse (moins prouvable) : la corde est novariniennement intéressante en tant que cerceau (un numéro de cirque un peu morbide serait presque possible, avec un dresseur de rats ou de chauve souris). Ici, la potence a un potentiel et la corde un pouvoir : celui de nous faire passer dans un autre monde…

Notes
429.

Samuel Beckett, En attendant Godot, Minuit, 1983.

430.

Charles Trenet, Le jardin extraordinaire, Le Livre de Poche, La Flèche, pp. 69-70.