3.4. La possibilité de la pendaison

En somme, Novarina présente toujours la corde de façon à montrer ce qu’elle pourrait sous-entendre ; c’est qu’elle implique, la corde, une alternative radicale, toujours possible, comme une épée de Damoclès à sa disposition, « pendue » au dessus de soi. Elle est par excellence le moyen de partir dans le « monde d’outre part » et se poser la question de la corde revient à se poser la question du suicide ; or, comme l’affirme Camus dans Le Mythe de Sisyphe :

Il n’y a qu’un seul problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou non d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste […] vient ensuite. Ce sont des jeux ; il faut d’abord répondre. Et s’il est vrai, comme le veut Nietzsche, qu’un philosophe, pour être estimable, doive prêcher d’exemple, on saisit l’importance de cette réponse puisqu’elle va précéder le geste définitif. 431

C’est à ce moment-là que la corde pourrait entrer en piste et jouer son rôle afin d’aider le « philosophe estimable » qui se voudrait cohérent par rapport à sa propre réponse, si celle-ci était non, à réaliser son funèbre projet.

Toutefois, il faudrait introduire un bémol dans tout ce que nous avons dit jusqu’à présent : certes la corde tue mais elle peut aussi vibrer, comme une corde sensible qu’on toucherait tout à coup ; ce peut encore être une corde de guitare (ou de tout autre instrument de musique dit « à cordes »). Bref, vue ainsi, la corde suggèrerait plutôt une vie, une vibration voire l’idée que tout n’est pas fini ; ce sont également les cordes vocales, entres autres, qui font que « la viande s’exprime ». La corde peut enfin, par adjonction, se faire cordon, cordon ombilical, et impliquer l’idée de vie, de naissance et d’origine. Ces idées plus positives se retrouvent d’ailleurs dans l’image oxymorique d’une « corde ombilicale » (S., p. 79), le mot cordon étant peut-être « décapit ». Quant à la piste de l’instrument de musique, elle était présente dans Le Babil des classes dangereuses (p. 197) : « puisqu’êtes vivant, vibrez de la corde ».

Quoi qu’il en soit de ces rappels montrant que tout n’est pas forcément si simple ni si noir dans le concept de corde, citons ici d’autres phrases ou le mot fait retour : « La corde de l’homme est en hausse sensible » (O.R., p. 77), « J’ai eu la tentation d’une corde […]. Pendant que je chaussais ma corde de vrai, le reste du monde tombait avec. » (V.Q., p. 45). L’idée que la corde est un personnage (à qui on pourrait presque s’adresser concrètement) se retrouve dans la mention (J.S., p. 199) d’une « corde […] en matière magique à qui je parlais » mais aussi dans cette prière terrible de La Scène : « Corde, corde, viens ordonner ma vie ! » (p. 184), prière d’autant plus terrible qu’elle est exaucée (« Une corde descend devant lui » nous annonce en effet une didascalie).

Portées par Daniel Znyk et sous les yeux d’Agnès Sourdillon, deux imposantes cordes étaient d’ailleurs présentes dans L’Origine rouge , comme en atteste une photographie proposée à la page 114 de la revue Europe consacrée à Valère Novarina (n°880-881, op. cit.). Pourtant, la corde était déjà là avant ou après, dans les coulisses du théâtre (d’action ?) et cependant visible par tous. Par sa présence même, son existence, sa possibilité, elle nous pose une question et il se peut même qu’elle nous appelle comme la pendule attend "les vieux" dans la chanson de Jacques Brel.

Ailleurs, dans une autre œuvre (cf. Caligula), Albert Camus écrira dans une sorte de dilemme néo-shakespearien ayant trouvé sa résolution : « Tuer ou être tué, c’est deux façons d’en finir. » Le procédé novarinien de la suppression-adjonction pourrait ici, par plaisanterie, nous faire remplacer Tuer par Pendre (voire Lyncher) et tué par pendu (voire lynché), ce qui, au reste, serait plus précis quant à la manière de procéder. Pourtant, in fine, le résultat serait le même car, qu’on le veuille ou non, corde et mort sont des termes assez synonymes.

Le plus étonnant dans certaines évocations novariniennes, c’est qu’au fond elles ne sont pas aussi morbides qu’on pourrait le croire, mort et agonie présentant même des charmes – un peu comme si corde et croix étaient synonymes de gloire, d’assomption, de consécration (« dans les siècles des siècles ») : « Je n’ai jamais pu m’imaginer la mort autrement que sous la forme d’un triomphe. » (O.R., p. 57), ce qui rappelle une phrase d’Artaud : « Je sens la mort chargée de délices » figurant dans un texte de L’Ombilic des limbes intitulé « Sur le suicide ». Vue ainsi, la mort n’est pas un boulet mais un « bijou autour de mon cou » (dixit Madame Guyon), une « pierre bénéfique » (A.I., p. 162).

Notes
431.

Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, Collections « Folio/Idées » (on sait que ces lignes font le début du livre).