3.5. Autres modalités de suicide

Si la corde n’est pas le moyen choisi par le suicidé en puissance, d’autres possibilités s’offrent à lui : le suicide par noyade, par exemple, qui est évoqué dans Je suis (pp. 110-111) où les « rameneurs de corps » nous font part de leurs observations, la phrase « le corps refait toujours surface » équivalant ici à « la terre revient », ce qui, pour parodier Cadiot, semble suggérer malgré tout un retour (durable ? définitif ?) de l’être.

Dans L’Atelier volant (p. 36), il était déjà question de noyade : « Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais quand on voit ce que je vois, l’envie vous viendrait de prendre une sorte de large définitif : sauter à l’eau, se prendre au cou, rouler à deux pattes dans la joie, s’abandonner dans la noyade de la noyade ». Enfin, dans L’Opérette imaginaire (p. 106), on reparle de noyade : « Personne a p’us voulu de lui / Alors y s’est foutu à l’puits / Dans la Seine, dans la Seine » ; il faut donc peut-être aussi penser à la Seine lorsqu’on lit un titre tel que La Scène (et vice-versa dans La Seine de Raymond Roussel) ; quant à l’expression « sauter dans l’amour » (in O.I.), elle renvoie peut-être au fleuve Amour…

Par ailleurs, l’idée qu’un des personnages centraux de la mythologie Novarina se nomme L’homme à la Fenêtre (remplacé par « Une femme à la fenêtre » dans L’Origine rouge) suggère celle qu’il pourrait éventuellement sauter – autrement dit se suicider par défénestration. Cette possibilité est également un des thèmes de The high window de Raymond Chandler : le moment ou l’intrigue se dénoue correspond à celui où Marlowe, considérant sur une photo « quelque chose » qui « [lui] paraît anormal » comprend tout à coup » L’homme ne se penche pas, il tombe » : « Ces mains ne tiennent rien, ne touchent rien. C’est seulement l’intérieur du poignet qui effleure la brique. Les mains, elles, ne s’appuient sur le rien » : la description chandlérienne donne le vertige, comme peut le donner le numéro de Dominique Pinon se posant hamlettiennement dans La Scène la question du saut dans le vide.

Si la défénestration est donc évoquée dans La Scène (où elle fait même l’objet d’un suspense très réussi), elle l’est aussi dans L’Opérette imaginaire (p. 142) où l’un des amants de la rue Marcadet (« nous sommes les amants […] qui nous suicidons nous-même sans un mot) s’exclame « Vite par ma fenêtre ! vite par la fenêtre ! ». Mais la fenêtre en question ne serait-elle pas une métaphore sexuelle ? Le « Non non ! suicidons, suicidons ! » qui suit et qu’on répète (c’est le cri de « presque tous » et de « la presque totalité ») semble une réponse – Anastasie, pourtant, comprend autre chose : « voici qu’j’entends qui entre un peuple nouveau qui ne veut point se suicider » mais elle parle peut-être d’une nouvelle génération moins sujette au suicide.

Dans La Chair de l’homme, la tentation du suicide s’exprime peut-être métaphoriquement dans la phrase terrible : « Parvenu à l’intersection Rue-du-Fusil et Caporal-Jean-qui-boite, il se prépare, seul devant tous, à avoir une grande aventure avec la mort » (p. 172). Qu’une des rues soit celle du « Fusil » annonce peut-être un coup de feu fatal. Souvent présent sur scène (on entend même parfois des détonations), l’arme à feu est en effet une autre possibilité : « Qu’avec des pistolets on m’perce ! qu’avec des pistolets ! » (L.M., p. 464). De même, il ne faudrait pas omettre la possibilité, dans Je suis (p. 357), du « Pantalon à suicide » (J.S., p. 357). Dans d’autres œuvres, on aura des modalités encore plus surréalistes : « dansons c’te danse qui nous sorte d’ice » (L.M., p. 338) ; dans Le Drame de la vie (p. 53), il semble qu’on évoque poétiquement le geste qui consiste à fermer les paupières d’un mort : « S’il reste des paupi, passez-les à la peinture de nuit » (il s’agit peut-être d’une peinture toxique). On pourra encore, toujours « pour en finir », engager les « Coupeurs de Chique » de Vous qui habitez le temps (p. 45) : ce sont peut-être en effet des tueurs à gages qui sont ainsi désignés, symboliquement et comiquement.

Au fond, peu importe le moyen : à la question « Le suicide est-il une solution ? » (O.R., p. 72), L’Anthropoclaste répond : « Il n’y en a pas de meilleure ». L’enjeu, c’est aussi de passer de l’autre côté du miroir - et c’est peut-être ce qui motive le candidat au suicide novarinien. Dans cette perspective, il semblerait donc qu’il y ait de la joie à mourir : « Ça m’fait du bien, ça m’supprime » lance Fregoli dans La Lutte des morts, p. 352  – « s’fair’sauter la caisse », c’est « ça qu’est chouette » dit-on ailleurs (dans La Scène). C’est qu’il semble qu’on ait tout intérêt à mourir : on ne se contente donc plus, tel le Rimbaud d’Une Saison en enfer, d’«[attendre] Dieu avec gourmandise », on « devance l’appel » : « Au sac ! Au sac ! » (O.I., p. 65), « A la tombe, à la tombe ! » (S., p. 188).