1.2.2. L’embarquement pour se taire

Bakhtine développe dans son livre cette idée de la « mort joyeuse »435, qui correspondait à une sorte de tradition multiforme que Rabelais reprit à son compte, et il semblerait donc que Novarina ait, comme souvent, le fonctionnement d’un petit fils spirituel…

De fait, une certaine gaieté sera encore de mise au moment de l’"entairement". On lancera volontiers « Hardi fossoyeur ! » où, plus absurdement : « Vivent les ours et leur fosse, ousse qu’on tombe » (L.M., p. 433). Cela dit, quoique mêlé au saugrenu, il pourra y avoir tout de même un certain grandiose car enfin il est normal que « l’homme […] célèbre avec pompe son arrivée au Trou Macabre » (D.V., p. 216).

Dans La Lutte des morts pourtant, l’opération s’effectuera sans aucun ménagement pour le mort : « Le directeur des hôpitaux fit entourer son corps d’un lange, puis foutre le tout au bas » (p. 368). A la page 27 de Je suis, l’évocation sera peut-être encore plus terrible : » on vous mettra une pierre dessus, pour que vous vous taisiez. Alors vous vous tairez ». Mais, même dans La Lutte des morts, c’est la joie et le comique qui prédominent ; les planches du cercueil y auront un air de fête, apparentées qu’elles sont à des planches de théâtre (p. 369) : « C’est les cer-cluyes, c’est les verc-uyes ! Lé mort sé-monte sur sé-tré, teaux. ». Pourtant, la représentation en question manque un peu de mouvement ; de fait : « L’acteur gît nu dans sa boîte refermée » (B.C.D., p. 159) – phrase tragi-comique qui sera transposée dans « La perruche gît morte dans sa cage rouillée » (in S.). Concernant le jeu de « l’acteur cadavré », on pourra faire ce désolant constat truismique : « Mort, il ne jette plus chanson sur chanson » (D.V., p. 218).

Le côté clownesque de la mise en scène de la mise en terre se retrouve un peu dans le « Cercueil de Vlan » (D.V., p. 222) qui rappelle le trivial "Et vlan, passe-moi l’éponge !" et l’expression « [aller] au fond du baquet tout en bouais » (D.V., p. 246) qui exprime comiquement une sinistre réalité ; de fait, l’humour sera omniprésent dans la manière même dont on évoque cercueils et enterrements. Dans Le Babil des classes dangereuses par exemple, il est question d’un « lit tombal » (p. 181) ; dans L’Atelier volant, on se construira des « tombeaux de neige » (pp. 102-103) ; dans La Chair de l’homme, les « hommes de sapin en sapin » semblent destinés de toute éternité à finir dans les « boîtes de cèdre ou logaèdre » (p. 146) ; enfin, dans Je suis, les « faces de pierre » de la page 160 sont peut-être de type tombal et ne pourrait-on pas les assimiler à des dalles de cercueils ? Et pour la « soupière » novarinienne, ne pourrait-elle pas, elle, nous faire songer à une urne funéraire incongrue ?

A la page 206 de Je suis, la tombe semble rapprochée d’un terrier et les morts à des lapins (mais qui ne seraient certes plus de chauds lapins), l’image faisant sans doute écho à la métaphore shakespearienne de la « vieille taupe » pour désigner le père défunt. Une fois l’homme enterré, c’est donc pour toujours – du moins en théorie… A la page 101 du Discours aux animaux est évoquée l’obsession d’un corps vivant enseveli, obsession que l’on retrouve chez Edgar Poe et qui renvoie peut-être ici à l’idée de cycle (cf. bercueil, Saperme, aubuscule) voire d’une réversibilité toujours possible, à l’image des « tombeaux de neige » ou de la résurrection de Lazare (on pense à la fin de Je suis) : la mort est-elle toujours si sûre ? Existe-t-elle ? « Non » dit l’auteur : « c’est une invention de l’esprit » (Artaud ne disait pas autre chose dans Le théâtre et la science : « La mort est un état inventé »).

Quant à l’enterrement couplé de « la cadavre » de la mère et de Daniel Znyk (ou disons : de la mère Znyk) dans L’Acte inconnu, c’est comme un joyeux carnaval où les flambeaux funèbres sont comme de gais oripeaux et où l’on voit flotter au vent les manches géantes d’une gigantesque marionnette.

Là encore, Novarina s’inscrit dans une certaine tradition, ancienne mais également contemporaine, celle de l’enterrement présenté comiquement, comme dans Le dimanche de la vie (de Queneau) et les Mémoires d’un vieux con (de Topor). Quant à L’enterrement de la Sardine d’Arrabal (qui, en grande partie, fut inspiré par Goya), c’est un véritable délire carnavalesque. De même, on sait que certains chanteurs-poètes proposèrent à leur tour des variations tout à fait intéressantes : Brassens bien sûr (regrettant le temps béni des corbillards) mais aussi Nougaro (« Dansez sur moi / Le soir de mes funérailles) et Jacques Brel (« J’veux qu’on rie / J’veux qu’on danse / Quand c’est qu’on m’mettra dans l’trou »).

Notes
435.

L’expression est de Bakhtine qui l’utilise dans « Le "bas" matériel et corporel chez François Rabelais », chapitre de son livre L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la renaissance, op. cit., p. 405.