La mort s’exprime encore par des paroles ; les « Voix satanées d’là tombe d’en dessous » (B.C.D., p. 213) se feront en effet entendre, l’auteur ayant comme un fonctionnement de médium, à moins qu’il ne soit branché sur Radio-Catacombes. Interrogés par les vivants, pressés de questions, les gens des tombes répondent, s’expriment – ne serait-ce que par un silence absolu qui rejoint celui de Dieu (voire celui des Martiens) car c’est exactement le même genre de silence, un silence dont on ne peut rien dire mais dont Novarina parvient tout de même à parler : « L’homme mort répond par du glas » (D.V., p. 134) ou « Je vous le dis, enfants, l’homme mort répond par des mots blancs » (D.V., p. 271) ; dans ces deux phrases, on notera la symétrie entre « glas » et « mots blancs » : la mort est la réponse ultime (un peu comme si la vie avait été une question). A la page 164 du Discours aux animaux, la tombe a même le sens de la répartie. A la question « Comment c’est ? », on aura encore une autre sorte de réponse à la page 267 du Drame de la vie : « C’est une grande chose sans nom ». Comme Dieu, la mort est innommable – mais ce n’est pas cela qui arrête Novarina.
Certains morts se plaindront (ils « ont de grandes douleurs »), mais trivialement, un peu comme des personnes mécontentes de leur voisin du dessus :
‘[…] passant, marche pas sur la tête à méusse, respect au corps même au tombeau ! Pas trop n’aimons qu’on me marche dessus » (B.C.D., p. 209). ’Ici, les gens décédés ne veulent plus être ennuyés par ceux qui sont de l’autre côté (« On est morts, il est temps qu’on rigole » chantait Boris Vian) : les morts « n’en peuvent plus qu’on les aime », comme il est dit dans La Lutte des morts (p. 402) ; il convient de leur "lâcher la grappe". Bergman abordera certes ce thème pour parler des morts retenus d’aller dans la mort à cause des vivants mais chez Novarina, la plainte est double, qui proviendra des deux côtés de la barrière objective mais « qu’est invisible » entre naître/être et n’être plus ou pas encore. Quant à la phrase « Vivants qui passez et trépassez » (D.A., p. 165), elle semble parodier « Vous qui passez sans me voir » et répond à « Frères humains qui après nous vivez ».
Bref, il y aurait donc, chez Novarina une sorte de cohabitation, parfois très difficile, entre les morts et les vivants. De même, du point de vue d’un mort, pas de « serpents qui sifflent » mais « des pieds qui marchent au-dessus de ma propre tête » (O.R., p. 65). Autre aperçu d’un « monde du dessus » : « Maintenant gésissons » disent les plafonds » (J.R., p. 25) : des vivants s’encourageraient-ils à mourir ou serait-ce une voix intérieure résonnant dans notre « boîte en os » ?
Ce qui est sûr, c’est que dessous, cela « locute » : « Parlons sous la terre » est même le titre d’une sous-partie de L’Origine rouge (p. 32). Bref, Novarina semble inventer une nouvelle Tour de Babel habitée, pour le bas, par des morts et pour le haut, par des vivants : l’ennui, c’est que la cohabitation est tout à fait problématique.
Entre les voisins en question, l’énervement est réciproque : il est par exemple des morts qui s’expriment d’une façon jugée insupportable ; leur « parler cadavrique » (D.V., p. 174) a quelque chose d’irritant pour les vivants : « Jean Cadavre, vous êtes très en langue aujourd’hui, Jean Boucan va vous faire taire » (D.V., p. 123) ; ici, il y a peut-être la volonté de répondre au glas par du bruit. Ce bruit paradoxal des morts fut aussi constaté par le Guillevic de Souvenir (dans Exécutoire) : « Rien n’est si mort qu’un mort / – Mais c’est vrai que des morts / Font sur terre un silence / Plus fort que le sommeil ».
De même, dans l’étonnant constat d’une certaine persistance du « vivat chez les morts » (B.C.D., p. 198), on pourra déceler comme un reproche de la part des vivants, lassés peut-être d’avoir à coucher avec des morts (pour faire allusion à une chanson de Ferré). Plus qu’à une opposition, c’est presque à une guerre larvée (ou qui va bientôt éclater) que l’on assiste : pendant que les vivants se « [préparent] sournoisement à agir », les morts « déblatèrent » (mot bien choisi : il contient « terre ») en « [disant] du mal de la vie qu’ils ne se souviennent plus d’avoir vécue » (O.I., p. 29). Ce qui pose problème, c’est que les optiques diffèrent : « En tant que cadavre, je pense le contraire. En tant que vivant, je passe par la mort » (S., p. 85).
On l’aura compris : toutes ces phrases comiques sont aussi là pour illustrer la théorie novarinienne selon laquelle la mort n’est pas vraie (c’est « une esbroufe, un bluff » disait Artaud) : « Les morts sont bien vivants, tatoue-toi ça sur ton serpent » (D.V., p. 265). Ils sont même très remuants – c’est ce que notifie avec humour Christine Ramat : « Tous ces cadavres qui n’arrivent pas à tenir en place sont désopilants »436, phrase qui pourrait peut-être aussi s’appliquer aux vivants...
Christine Ramat, Valère Novarina. La comédie du verbe, op. cit., p. 367.