1.3. Marchez, gens des tombes

1.3.1. Squeletteries

Il faut encore remarquer qu’on joue beaucoup avec les squelettes chez Novarina, la « squeletterie » n’étant pas mal représentée. Seront fait par exemple des jeux de mots sur les os et sur les ossements : si l’on a évoqué précédemment le crâne de Yoryk, on parlera de « monologues du même tibia » dans Je suis (p. 198) ou alors on décrètera (tout en faisant une bizarre rime en « faux » et « os ») : « chaque jour sonne faux, je crois plus à mes os » (J.S., p. 106). De même, si l’à-peu-près connu, argotique et grossier "Je ne le connais ni d’Eve ni des dents" pouvait s’appliquer à la tête « soi-disant-prétendue faite pour moi » du sous chef dans Je suis (p. 192), « j’en ignorais jusqu’aux ossements et aux tenants qui aboutissent » s’applique sans doute, quoiqu’ici cocassement allongée, à l’expression "en ignorer les tenants et les aboutissants".

Dans L’Origine rouge (p. 51), à la question « En quoi es-tu, individu ? », « l’individu » répond « Je suis en bouillie d’moi et os », ce qui correspond à une étrange conception du corps. Dans Je suis, il sera encore question de squeletterie (p. 118) et d’une terrible armée des ombres mais, un peu comme en certain clip de Jackson, l’évocation morbide ne sera point dénuée d’humour. Dans Le Drame de la vie, on lance à une armée de revenants : « Marchez, gens des tombes » (p. 286). Bref, Le Drame de la vie se fait parfois "Comédie de la mort" ; cela nous rappelle irrésistiblement une scène de Voyage au bout de la nuit où des squelettes sont comiquement présentés par la vieille Henrouille, les visites de la « cave à momies » en question devenant avec elle de véritables numéros de cirque : « notre collection est unique au monde… […] Elle leur tapait sur la poitrine […] et ça faisait tambour ». Novarina aussi fait travailler les morts comme dans un cirque. Quant au « soldat Michel Baudinat », il dit voir – dans Je suis (p. 163) – les « ossements blanchis » de « morts [ressuscités] ».

Enfin, la blancheur du squelette se retrouve dans l’évocation de la neige : dans L’Atelier volant, certes ; mais aussi à la page 268 du Drame de la vie avec « un homme pas beau à voir car depuis huit ans il n’a mangé que de la neige » (étant donné ce régime, nous avons sans doute à faire à un squelette). Dans Le Discours aux animaux, c’est un « Jean si nu […] qu’il a les têtes complètements blanches » que l’on croise (p. 146). Dans l’expression « tubes de sous terre » par opposition aux « corpulences » (D.A., p. 117), on a peut-être une allusion à des os poreux qui incarnent pitoyablement la mort par opposition à une chair glorieuse ne se posant pas la question de « l’avanir ».

La porosité mort/vie est également présente : s’il y a un « drame de notre tête » (J.R., p. 54), il y a aussi un « battement du crâne » (J.R., p. 23) comme si ce dernier fonctionnait comme un cœur. On l’a vu dans la partie consacrée à Yoryk : la frontière est plus que floue entre le crâne et la tête : où commence l’un et où commence l’autre ? Poe suggérait que les dents, seules parties visibles du squelette, étaient un trait d’union – quant à Novarina, il remarque dans La Scène (p. 62) : « Le sang noir dans la cavité des yeux est en ombre : la face est creuse et la tête humaine s’achève en crâne » (p. 62). La tanière de l’homme serait donc une « cranière percée par la fumée » (D.A., p. 90) tandis que la raison est assimilée à une maison que l’on habite provisoirement : « Le crâne où je suis n’est pas à moi » (D.A., p. 74).

Memento mori en forme de porte-clef (D.A., p. 316), le crâne peut parler – « Voici mon crâne qui dit qu’il est (D.A., p. 114) – et on s’adresse parfois à lui comme on s’adresserait au monde (D.A., p. 73). Plus généralement, c’est sa façon ambiguë d’utiliser le mot « crâne » à la place du mot « tête » qui est ici troublante : il faut dire que son obsession de la mort nous fait voir des crânes un peu partout et surtout des crânes à la place des têtes, un peu comme dans cette peinture de Magritte  intitulée La Gâcheuse et où un buste de femme nue est dotée d’une « tête en os ».

Autre rapprochement : celui qui existe phonétiquement entre les mots « mort » et « mot » – on y sera notamment sensible dans « Dieu m’a donné le mot par respiration » (O.R., p. 45) : « la mort me le retirera par expiration » est ce qu’on aurait envie ajouter. Dans L’Origine rouge, chair et squelette sont encore associés : « A l’intérieur de l’homme où il fait si froid, je suis en os dont on fait les morts » (p. 53). Enfin, si la squeletterie ne se retrouve pas vraiment dans l’onomastique – sauf peut-être dans l’homme en Têt blanc –, ce ne sera pas le cas de la mort en général.