1.4. Parler de la mort, c’est cela qu’il faut faire

1.4.1. Tout le mon dans la to

Jusqu’à présent, nous avons parlé de la mort comme d’une « vie illisible à nous » (V.Q., p. 90) mais concernant la réalité de la mort telle que nous la percevons, il conviendrait d’évoquer une filiation sans doute plus austère, celle de Bossuet qui disait :

Entre toutes les passions de l’esprit humain l’une des plus violentes, c’est le désir de savoir […] Veni et vide : Venez et voyez […] Accourez donc, ô mortels, et voyez dans le tombeau du Lazare ce que c’est que l’humanité. 438

Clairement, Novarina prend donc ici le témoin des mains de l’un de ses maîtres : comme ce dernier, il veut nous faire voir la mort en face et « ce que c’est que l’humanité » ; notons que dans le Satipatthanana-Sutta, il y avait l’équivalent de cet impressionnant Sermon sur la mort : devant un « corps jeté sur un charnier », le sage énumère en effet : « […] ici un os des mains, et là un os des pieds ; ici un tibia et là un fémur […] ; ici le crâne » ; puis « il réfléchit à son propre corps » et en déduit « Ce corps à la même nature, il deviendra de même, il ne peut l’éviter ».

Bref, chez Novarina, l’humour a beau être présent, la mort l’est tout autant (c’est même, nous semble-t-il, une sorte d’ex aequo parfait entre l’humour et la mort) : champs lexicaux, métaphores, périphrases, onomastique, toponymie, scènes morbides, mises en terre, oraisons funèbres, inscriptions funéraires, plaques commémoratives, dernières paroles, autopsies, blagues potaches, présence de la corde, récurrence du crâne, humour de carabin, crucifixions, « squeletteries », résurrections, sorties du tombeau, retour de Lazare et/ou du refoulé, esprits farceurs, testaments absurdes, agonies comiques : tout nous ramène à la réalité de la mort.

De même, si des auteurs anglo-saxons flirtant avec le genre « gore » et le gothique comme Poe, Stoker, Irving ou Lovecraft nous impressionnent toujours autant, c’est parce que c’est d’un no man’s land qu’ils semblent nous avoir écrit – de fait et pour citer Rabelais, il semble que « nul navoit encores escript de ce pays la ». En lisant tous ces auteurs, on touche du doigt ce que Novarina, comme eux ou presque, cherche à faire : dire ce dont on ne peut pas parler. Or, c’est bien sûr rigoureusement impossible et pourtant, il nous semble confusément qu’il y parvient un peu : il a des visions troublantes ; certaines phrases donnent en effet accès à autre chose ; il y a des ouvertures, comme un passage rendu tout à coup possible par des flashes, des images fortes, des épiphanies voire des mini-satoris. Au récepteur de s’engouffrer (ou pas) dans les brèches proposées…

Cela posé, son intuition la plus convaincante reste sans doute la confusion qu’il instaure assez finement entre « viandat » et « macabiat » (D.V., p. 25). Cette confusion vient notamment du fait que la mort est en soi à l’image de ce temps qui passe à notre détriment, de ce « rien qui tombe tout le temps » (J.S., p. 172). Il y a deux phrases, dans Je suis, qui rendent comiquement compte de cette conception à rapprocher peut-être de la pensée taoïste : « Je veux maintenant vivre ma mort et ressortir vivant dans un monde inconnu » (p. 144) et « M’être cru plus vivant qu’un mort, voilà l’erreur de ma vie » (p. 170).

A la page 166 du Drame de la vie, l’affirmation de la confusion entre la mort et la vie sera rendue encore plus radicale grâce à l’apocope contenue dans l’aphorisme « Tous les hommes sont dans la to ». Même type de rapprochement dans Le Jardin de reconnaissance : « Nous sommes dans un monde dont la tombe n’est qu’apparente et cependant non profonde et de plus en plus cachée » (p. 22).

Notes
438.

Jacques Bénigne Bossuet, Sermon sur la mort (renvoyons à l’édition des Sermons, proposée par la collection Garnier-Flammarion).