2. Je dense donc je suis

2.1. Processus alchimique et happy end de type dantesque

2.1.1. « J’ai lieu de louer »

Dans l’œuvre de Novarina, de L’Atelier volant à L’Acte inconnu, on se confronte certes à la mort – mais ne serait-ce pas dans le cadre d’un processus alchimique ? Sous le plomb mortifère de l’évocation morbide se cache peut-être l’or précieux du temps...

Au fond et pour reprendre à notre compte une image nieztschéenne, on espère confusément que les « chiens encagés » (ici, ce sont des perruches mortes et la cage est rouillée) se transformeront prochainement en « aimables danseuses » mais aussi que Jean sortira bientôt de son Terrier pour retrouver la lumière divine et que ce n’est pas dans la mort mais dans l’amour qu’Adam basculera in fine. A cet égard, le Diogène de La Scène nous montre la voie, lui qui préfère « se livrer à l’Aâaâaâamou-ou-ou-r » plutôt que « d’s’écrabouiller du haut d’la tour » (p. 193).

Même au fond du trou, on est sensible à la beauté du monde. On est conscient que la vie est là, au bord du gouffre, palpitante et infiniment désirable. Cette vie illisible à tous est comme une lettre volée : on l’a perdue de vue mais elle est juste à côté. Quant à la quête-enquête de Novarina, elle consiste bien sûr dans son œuvre même, où il parle de cela qu’on a perdu et qu’on ne peut plus dire. Dès les pièces du début, il explore en effet les deux pôles évoqués, passant allègrement d’Eros à Thanathos ou, pour citer La Scène (p. 22), du « vitalisme » au « mortalisme ». Dans Le Babil des classes dangereuses par exemple, œuvre pourtant très noire, il arrive qu’on tienne des discours optimistes et tout à fait encourageants : « Grâce à Dieu, jeune homme, la vie n’est pas si sombre, grâce au ciel la vie pousse » (p. 219) ; si la vie passe, elle pousse donc aussi – parfois au crime certes mais le plus souvent à la joie, à la sortie de soi et, par la danse, au « déhommage » immédiat : c’est en tout cas ce que préconise le "bon docteur Novarina".

Musique et danse offrent en effet le modèle d’une vie meilleure, nouvelle et plus intense, d’une plus grande joie. Il y a lieu de louer corps et matière ; et pourtant, constate la Dame de Pique dans une prière : « Matière, ô ma mère verbale, ô ma matière dont je suis faite, mes bras, mes membres en tissus et chair, et vous les quadrillateurs d’espace, mes dix doigts, vous me contenez en vain » : c’est que la vie déborde de partout, du corps même voire de tous les pores de la peau. Plus loin, sa prière se fait d’ailleurs plus clairement panthéiste (comment oublier l’hors du corps ?) : « Prions l’espace. Prions les pierres. Prions cette boîte d’allumettes, la poussière de ces choses, le sol, cet homme qui vient de passer ». Quant à L’Homme nu, il demande aux choses autour et aux mots devant de se joindre à la prière pour communier de concert : « Pierre, prie ! Prie, prière ! prière, prie à ma place ! reste devant moi à jamais : jusqu’au bout de la suite des temps ».

Bref, c’est la prière à la vie (corps, matière, espace, homme qui passe) et l’espoir que le ut durera toujours qui permettent la station debout : pour simplifier, nous dirons que le « Je suis » est presque l’équivalent novarinien du « J’ai lieu de louer » cher à Saint John-Perse.