2.1.3. Retour salutaire à la nature 

En somme, le fin mot de Je suis nous paraît correspondre à un nouveau cogito où la suppression-adjonction a joué son rôle : avec ce livre au titre si beau (sans doute une pièce-charnière dans la carrière de l’auteur), nous voici de fait en présence d’une œuvre présentant une sorte de happy end, qu’on pourrait qualifier de dantesque. Malgré la noirceur extrême de certaines visions (où même l’humour, comme parfois chez Topor, présentait un caractère morbide), il semble qu’un rayon de soleil apparaisse in fine – "Enfin !" pourrait-on dire, voire "Ouf !" ou "Sauvé(s) !"

Considérons en effet les noms des personnages : ce sont les acteurs de la troupe de Novarina (cf. Laurence Mayor, André Marcon; Roséliane Goldstein, Michel Baudinat, Daniel Znyk, Aude Briant) ; leur présence (qui a quelque chose de rassurant) semble signifier que la réponse à l’angoisse et à l’envie d’en finir n’est autre que le théâtre lui-même et l’existence (sur scène et sur le papier) de cette pièce qui est là et qui s’intitule Je suis.

Dans un même ordre d’idée, le personnage de « Jean Dubuffet » est ici comme un ange de lumière qui dit la beauté du monde. Tel Saint-John Perse (celui d’Eloges), il semble signifier à tous qu’ « il y a lieu de louer » :

‘Bénie soit bénie l’ombre verte, le soleil qui brille sur les feuilles qui brillent ; on entend en ce moment : un léger oiseau chantant assez loin ; un grillon assez loin ; une mouche lointaine ; le bruit de l’air immobile ; le grillon un peu plus fort ; une tôle du toit ; le grillon qui reprend à deux ; la mouche à nouveau ; la mouche à nouveau ; la mouche plus fort ; l’oiseau toujours pareil ; le grillon maintenant insistant. (p. 223).’

Notons par parenthèse qu’il est peut-être révélateur que la mouche soit dite « lointaine » ; bref, là, hormis le soleil et les feuilles, c’était plutôt l’ouie qui était concernée, sollicitée comme par un concert lointain (cf. oiseau, grillon, mouche). Mais, juste après, ce sera la vue :

‘Par la fenêtre, on voit : un groupe de sapins ; un sapin isolé à double tronc ; une maison en ruines avec des poutres ; une haie d’orties ; une prairie d’herbes avec des chardons ; les sapins vert-sombre ou bleu-sombre, vert-bleu-sombre ; les sapins toujours là sombrement ; une colline bleue ou bleu-gris ; le ciel très-très-très blanc au-dessus ; des rojales ou épilobes au milieu des horties. (pp. 223-224)’

Notons que le gris-bleu (cf. « bleu sombre », « bleu-gris ») peut être considérée comme une des couleurs de l’aube ; là encore, c’est peut-être révélateur du réveil à la vie auquel on semble assister – idem, dans une certaine mesure, pour le triplement de « très » appliqué au blanc du ciel (qui paraît brillant, éclatant) et de ce qui se distingue (cf. « rojales », « épilobes ») « au milieu des orties ». S’ensuit (p. 224) une liste liée à la flore et plus exactement aux herbes : « La tramine, l’épieuse, le lactis, les foliacées », etc.

Ces visions champêtres, bucoliques, virgiliennes se démarquent grandement de bien des scènes antérieures, d’abord plus urbaines et où ce qui était décrit était surtout moins plaisant sur un plan esthétique, moins agréable, plus sombre, plus tourmenté. Ce retour à la nature est un signe plus que positif : il annonce une résurrection.