2.2.2. Y a d’la joie !

Entre « [le] colt et le stylo » (traduction française originale pour le titre d’un polar méconnu de la Série noire), Novarina opte donc pour la deuxième solution même si parfois le stylo peut chez lui faire office de colt voire de tank ou de bazooka – mais alors c’est pour tirer, et même à boulets rouges (in O.R.), sur la Machine à dire voici ou se défendre (et la défendre contre elle-même en déclenchant un fantastique signal d’alarme) contre une société violente qui, comme en usine (in A.V.) cherche à opprimer l’individu et essaie de l’aliéner par un travail abrutissant.

"La corde ou la vie ?" : là aussi, il semble avoir choisi. Après avoir été (dixit) « obligé d’enlever toutes les cordes », l’auteur déclare dans son entretien avec Hadrien Laroche :

‘Puis j’ai visité la maison d’une cousine dans laquelle il y avait un objet imprévu dans une tour : le jardinier avait mis ensemble deux manches de hache pour s’en faire une croix et prier. Je suis tombé sur ces deux manches de hache. Tiens, m’a-t-elle dit, c’est l’ancien jardinier, il était très pieux, il s’est fait cette croix pour prier. Alors ça m’a sorti de là. D’un seul coup, tout se renverse. C’est soudain.’

On peut aussi voir ces belles « Relevailles » comme la résurrection d’un Lazare sauvé par les arts : cela ne concerne d’ailleurs pas forcément une pratique mais aussi une forme d’étude ; sa vision très vivante du livre par exemple, fût-il très ancien, est d’ailleurs à mettre directement en relation avec l’idée d’art – de la danse, en l’occurrence :

Il n’y a pas à opposer la scène au livre : bien des acteurs ne font sortir de leur bouche que du langage mort, répètent mécaniquement la vie imitée - au contraire, il y a des livres datant d’il y a six cents ou dix-huit cents ans dont la vie jaillit dès que nous les ouvrons et leur prêtons silencieusement notre souffle. Entre le livre et le lecteur, il y a incarnation, combat physique, croisement respiratoire - comme au théâtre. Les Pensées de Pascal, Bradamante de Garnier, les Psaumes , les écrits de Cingria, dès que nous leur prêtons un peu de notre corps, jaillissent : une danse surgit, une résurrection miraculeuse s’opère dans nos mains. C’est parce que ce sont des textes en équilibre : ensevelis dans la bibliothèque, ils ont conservé intacts la force, l’allant de la pensée, de la marche, de la respiration. 441

En plus de la « joie de parler » qui a traversé les « animaux morts » que nous étions (D.P., p. 202) et qui ne s’est peut-être pas complètement perdue en route, il y a encore une joie de la parole acceptée, de réaliser qu’il y a comme une vaste communion par la parole, que la parole nous relie, et nous relie au cosmos et à Dieu ou en tous cas au divin : « L’univers et nous, nous sommes réunis dans l’instant de la parole. L’instant de la parole réunit l’univers. Nous sommes réunis à lui par un instant parlé. ». « Je suis » n’est donc peut-être pas juste une référence biblique et un moyen de nommer Dieu ; c’est aussi, ce pourrait être, tout simplement, l’expression d’un désir de vivre malgré ce qui fait masse et empêche le bonheur (impermanence, sentiment tragique de l’absurdité de l’existence, souffrances en tous genres, cruauté du réel qui « vient mordre »), l’affirmation d’une volonté (de lutter, de créer) et un défi absolu lancé à la face du monde.

« Je suis », c’est aussi avoir su refuser la solution de facilité (celle de la corde et du suicide) en étant peut-être plus sensible qu’avant aux beautés de la nature, en constatant avec plaisir qu’autrui est notre frère (et tant pis s’il s’appelle Caïn), que « Jean est vivant » (D.V., p. 256), en s’exclamant enfin « Vive le tube ! Vive le tube ! » (D.V., p. 256), « La vie tout de même, la vie ! », « Joie dans les trous ! » ou « Y a d’la joie ! » comme le fou chantant (quoique dans une perspective légèrement plus chrétienne).

Notes
441.

Valère Novarina, « L’homme hors de lui » (propos recueillis par Jean-Marie Thommasseau), Europe, op. cit., p. 162.