2.3. « N’ayez pas peur ! »

2.3.1. Les Parques rassurantes de La Scène

S’il évoque les terribles fileuses, le trio Trinité/Rachel/La Sibylle n’a rien de mortifère : il s’en distingue d’abord par une certaine sensualité, qui n’était pas si évidente dans la tradition mythologique (faut-il y voir l’indice que la mort peut présenter des charmes ?) mais ce qui nous fait parler ainsi et porter ce regard relève moins d’un constat rhétorique lié au texte proprement dit que d’observations (peut-être un peu trop personnelles, subjectives) ayant à voir avec la mise en scène et le jeu des trois actrices. Passe devant elles Pascal Omhovère ; son apparence, à ce moment-là de la pièce, est celle d’un ouvrier, de dos, portant une planche sur ses épaules, ce qui n’est pas sans évoquer la croix du Christ (non loin, il y a du vin) et un personnage d’un célèbre tableau de Balthus, La Rue, tableau que Bunuel reconstitua fugacement dans Belle de jour (quant à la planche, ce serait, s’il faut en croire certains spécialistes, comme une réminiscence de Piero de la Francesca).

Puis le personnage, que cela hébète, se fait littéralement draguer par nos Trois Grâces qui semblent le considérer avec gourmandise, un peu comme si elles le mangeaient dans leur esprit – et c’est sans doute, novariniennement, ce qui est en train de se produire, la (s)cène en question (qui a quelque chose de tendre et de lascif) étant presque une réponse à ceux qui voient le théâtre novarinien comme hyper-désincarné : ce n’est d’ailleurs pas complètement faux (et, du point de vue de l’auteur : ce n’est même pas une critique car c’est justement cela, cette désincarnation, ce « déhommage » qu’il recherche en partie) mais, comme souvent chez lui, rien n’est incompatible et son théâtre, décidément, n’est certainement pas aussi désincarné qu’on pourrait le penser…

Cette troublante sensualité à l’œuvre dans ce que l’on pourrait nommer la « scène des Parques » se retrouvera dans certaines situations et il y aura même, à un autre moment, un enlacement très beau et très violent entre Agnès Sourdillon et Jean-Quentin Chatelain, un peu comme si la « Femme Séminale » et le « Bonhomme de terre » (in J.R.) se retrouvaient après des années d’absence et de silence, un peu comme si la « membrane » se reformait brusquement.

Pour en revenir au trio féminin évoqué précédemment, il ne faudrait peut-être pas se fier à son aspect extérieur : ces Grâces restent des Parques qui assistent au Drame de la vie ; on pourrait également les assimiler à des anges : en effet, ne sont-elles pas (sic) les « émissaires de Dieu sur la terre » ? Quoi qu’il en soit de leur statut exact, voici comment elles considèrent celui qui porte la planche : « C’est un de ces fous qui prétendent que Dieu est petit et venu naître et mourir chez nous dans une mangeoire. » – est-ce une coïncidence ? Nous ne le saurons sans doute jamais ; toujours est-il que la voix de Pascal Ohmovère ressemble étrangement à celle de Valère Novarina... Quant à la « mangeoire », c’est sans doute la scène(/cène) et le théâtre en général, bref ce lieu où « nous nous apercevons que nous sommes mangés ».

Cela posé, la chanson de ces trois anges de mort a quelque chose de comique (cf. tournures et expressions populaires voire argotiques et apostrophes à effet oxymorique) mais aussi chaleureux, de rassurant : « On l’appelait l’Délivreur / Y sautait par d’ssus la mort comme une fleur / On l’appelait l’Délivreur / Y v’nait nous dire : n’ayez pas peur ! » Plus subjectivement, ajoutons ceci : ce « N’ayez pas peur » est sublime ; il vient à un moment de la pièce où il est impossible de ne pas avoir le frisson. C’est pour cela que l’on va au théâtre ; ce n’est certainement pas (comme certains directeurs de salle voudraient nous le faire accroire) pour entendre (antienne connue) : "Détendez-vous ! Oubliez vos soucis !"; mais plutôt : "des gens veillent, Novarina, ses acteurs, des hommes de bonne volonté ; tout n’est pas perdu, le théâtre n’est pas mort : n’ayons pas peur !"

L’homme à la planche (serait-ce une planche de salut ?) fera retour dans L’Acte inconnu : il passe et repasse (non des « chemises de passion », pour utiliser une autre image christique et faire un mauvais jeu de mots) mais sur scène, de long en large et le visage en partie caché, au tout-début de la pièce et presque avant qu’elle ne commence vraiment – ce dont, hélas, la captation télévisée qui fut proposée sur Arte (excellente par ailleurs) ne rend pas pleinement compte. Plus tard, il embrasse sa planche à laquelle il parle comme à une complice fidèle : c’est un fou qui se raccroche à une planche en la promenant partout.