2.3.2. Les deux sauts de Dominique Pinon

Qui a vu L’Origine rouge n’oubliera jamais la prestation de Dominique Pinon : Novarina lui confie le rôle d’un qui s’oppose à la mort ; Jean Terrier, c’est l’homme. Il est donc très important que le crâne qu’il écrase soit complètement aplati, rendu crêpal pour ainsi dire : c’est le signe que Jean a réussi son coup et que la mort serait donc faillible, fragile, écrasable voire mortelle et tuable ou plutôt tudable et crimable.

Or, dans La Scène, il semble que Dominique Pinon joue le rôle d’un qui aspire à la mort, Diogène voulant « se défaire » (« enfin » !) de tout ce qu’il contient en tant qu’homme, bref s’appauvrissant de la vie, jugée peut-être embarrassante comme un fardeau, encombrante et superflue.

La différence concerne également le jeu de l’acteur car Diogène semble beaucoup moins étonné par ce qu’il dit que Jean Terrier et bizarrement (étant donné son funeste projet) moins désemparé ; de même, pour incarner Jean Terrier, il semble que le jeu de Dominique Pinon ait quelque chose de contraint et d’empêché tandis que Diogène est beaucoup plus sûr de lui ; les costumes y sont pour quelque chose : une sorte de tenue d’écolier (salopette-bermuda, couleurs relativement sombres) pour le premier et un habit blanc évoquant celui de Corto Maltese (mais qui serait barbu) pour le deuxième.

Cette opposition Diogène/Jean Terrier est très troublante si l’on ne comprend pas qu’elle n’existe qu’en surfaces et que, décidément, Novarina a un fonctionnement taoïste. En effet, le saut de la mort (in O.R.) s’apparente à un refus enfantin et désespéré (comme celui d’un enfant ayant pris brusquement conscience de l’existence de la mort) tandis que le saut dans l’amour (in S.) se présente comme un suicide qui finit bien, qui "s’arrange" puisqu’en bas, il semble que nous attende un accueillant matelas de pétales de roses qui ne pouvait que donner envie de sauter ; ce suicide-là, un suicide relatif donc, pourra nous rappeler les expressions "c’est le premier pas qui coûte" et "se jeter à l’eau" : c’était une mort souhaitable, une autre manière de crimer la mort – ici : de l’oublier en lui préférant l’amour (et de crier « Mort à la mort ! » comme dans L’Origine rouge).

Nonobstant, cette mort positive n’avait, au moment de sauter, rien d’engageant : « Terre ouv’la gueule / Et mange-moi […] / Ca fait du bien / D’un coup d’surin / D’se faire soudain / Sauter la caisse ! […] / Du haut d’la tour / S’écrabouiller ». Le spectateur pouvait même, par empathie, ressentir un malaise et avoir le vertige ; et pourtant, il fallait bien que le suicidé sautât (le pas) ; de plus, l’humour reste présent car si la situation est tout à fait tragique, le ton et le vocabulaire gardent quelque chose de cocasse malgré tout.

On l’aura compris : à travers cette sous-partie, la précédente et bien d’autres, il s’agit aussi pour nous de saluer en passant le formidable travail des acteurs novariniens : dans une adaptation radiophonique d’une célèbre bande dessinée américaine, le génial Dominique Pinon nous aura fait rire en donnant sa voix à un personnage lié à l’enfance (tout comme Jean Terrier) et par sa manière très particulière de prononcer l’inquiétant mot "spectre" (à savoir « skeptre ») mais dans La Scène (idem pour L’Origine rouge où la Baleine blanche n’était autre que la mort même), il aura su nous toucher en prenant des accents achabiens, tragiques et complètement désespérés : c’est en cela, dans cette dualité Achab/Popeye (qui n’est certes pas à la portée du premier comédien venu), qu’on pourra bel et bien parler d’acteur novarinien.