2.3.4. Je suis

"Ainsi parlait Maradona" : c’est donc en cela (comme on l’aura compris) que consiste le « ready-made auquel l’auteur n’a pas songé » évoqué dans le titre de la sous-partie précédente443. Cet oubli n’en est bien sûr pas un car le football proprement dit (« foot de gloire » et du « foot de glas » correspondant à des réalités plus pataphysiques) n’est pas vraiment un thème novarinien. Nonobstant, notre émotion devant le visage plein de douceur de Michel Hidalgo considérant Platini comme un enfant christique et surnaturel, cette émotion-là était novarinienne. Et c’est pourquoi, sans volonté iconoclaste ni goût de la provoc, nous nous sommes permis d’évoquer ce souvenir footbalistique et télévisuel.

Aussi bien, on aurait pu évoquer le cas du buteur, cela s’est vu (Passi, Thuram), étonné lui-même d’avoir marqué car sans bien sûr convoquer la figure bibliquement récurrente du prophète parlé, c’est encore une image que l’on pourrait qualifier de novarinienne. Devant la viande qui s’exprime et la parole devant, même type de surprise : marcher et a fortiori marquer semble ici incongru : « qui êtes-vous les pieds ? » (voire : quel est ce ballon ?) va jusqu’à se demander le personnage novarinien, généralement plutôt saisi, lui, et de plus durable façon, par l’étonnement d’être, d’hommer et de parler tandis qu’en apparence tout se tait autour de lui.

Cette parenté entre football et sacré en a frappé bien d’autres, notamment en Argentine où il existe une église maradonienne où l’on se marie en prêtant serment sur la biographie officielle du joueur en question : son nom contenant « Madone », il était peut-être prédestiné à être adoré de la sorte... Quant à l’équipe à laquelle il appartenait, le onze argentin, elle est appelée la « Céleste », ce qui en Français, évoque presque un cercle dantesque composé d’anges footballeurs. Mais les correspondances ne s’arrêtent pas là : au Brésil, Garrincha, l’efficace acolyte du « Roi Pelé », fut surnommé « l’Ange Bossu » (son autre surnom était « la Joie des gens »), on a connu en France un « Ange Vert » (Dominique Rocheteau) et un des meilleurs joueurs actuels s’appelle Messi ; au-delà de ce hasard objectif peut-être un peu troublant sur les bords (c’est que l’homme a un certain charisme : serait-ce le nouveau, Celui qu’on attendait ?), il est certain que le football, qu’on le veuille ou non, est devenu une sorte de messe, et ce à l’échelle mondiale. Il ponctue les week-end par le mantra des scores, ce que parodie Novarina (« Guingamp gagne sur Guimgamp 0-0 »). Il se caractérise par un jeu complexe de signes, des gestes hyper-codifiés et un cérémonial parfaitement immuable (salut, tirage au sort, échange des fanions, mi-temps, remise de la coupe) qui pourrait presque, dans le principe, évoquer la liturgie chrétienne. Symboliquement et même si tout y est carnavalisé (certains se déguisant presque), le stade est une église, un temple – un temple où certains supporters « laissent parfois sortir de confuses paroles », mais un temple tout de même… De plus, la musique n’est pas absente, qui aide au cérémonial (hymnes, etc.). Quant à l’arbitre, il officie tel un prêtre – il en a la sobriété –  et doit avoir la sagesse biblique du roi Salomon. Au moment du Mundial, c’est le monde entier (ou presque) qui communie, l’hostie ayant la forme d’un ballon. Enfin, vue de loin, la coupe du monde proprement dite a en gros la forme d’un calice ou d’un ciboire : c’est le Graal – et l’on se bat pour l’obtenir. Plus subjectivement, d’aucuns ont pu dire que les coups francs avaient quelque chose de surnaturel et que Maradona (tel Louis de Funès) nous faisait « passer dans l’autre monde en rythme » par sa manière de dribbler.

Dans le sport vu ainsi, vécu ainsi, le sacré est partout mais pour accueillir cela, il faut fonctionner enfantinement en s’interdisant par exemple de voir que la main de Dieu n’était qu’une métaphore inventée par le buteur argentin pour justifier une vilaine tricherie. Plus sérieusement (mais ne l’étions nous pas ?) et pour tenter encore de définir le frisson sacré novarinien, telle est très exactement l’image, la course folle de ce diablotin albicéleste, cette bouche-cri évoquant Munch, ce déhommage à la Bacon, cette initiative signifiante, ce geste fort et symbolique, ce défi formidable lancé par un homme seul à la face du monde, qui nous aura traversé l’esprit la première fois que nous vîmes ce titre très court se détachant fièrement sur la couverture blanche des éditions P.O.L. « Je suis », c’est être toujours là, fidèle au poste, éclairé et éclairant comme un néon, présent à soi et à autrui.

Car comme pour le viandat selon James Brown, c’est bel et bien, à notre avis, de cela qu’il s’agit : de joie certes mais aussi d’une sorte de fierté à être toujours là alors qu’autour de soi, tout crie « macabiat ». En cela, nous nous opposons un peu à Christine Ramat qui, à un moment de son excellent livre sur Novarina, présente « Je suis » comme une « formule tautologique », comme un constat qui n’est « discours sur rien, mais mise à nu de la présence de l’acteur »444  Là, elle évoque le « Je suis » de la fin du Je suis et elle a bien sûr raison mais elle passe un peu trop vite, nous semble-t-il, sur le sens de ce « Je suis » : cette fin est la mise en scène d’autre chose. Il faut s’y arrêter…

" Je suis un tuyau, un tuyau de Dieu"  : c’est cela, le « Je suis » mais ce n’est pas tout ; il faut admettre que même là, une réversibilité est possible : il y a aussi de la conscience humaine dans le « Je suis » . Sans cette dimension de fierté dont nous parlions tout à l’heure, le livre, tout bêtement n’aurait pas pu s’écrire. N’oublions qu’il fut rédigé alors que Valère Novarina, si l’on s’en tient à ce qu’il nous dit, ne tenait pas la grande forme (doux euphémisme) : « Je suis a été écrit au plus bas, dans l’effroi, parfois couché très longtemps au sol sur le dos » confie-t-il dans une interview 445. L’image est forte : elle nous rappelle, encore une fois, la dépression du Merlin d’Apollinaire dans L’Enchanteur pourrissant. A cette époque, Novarina, avait même carrément, comme on l’a vu dans notre partie sur la corde, des envies suicidaires – mais il y eut, grâce au livre en cours d’écriture, un retournement inespéré, la phrase de l’entretien cité ci-avant étant suivie d’un renversement complet, un peu comme un coup de théâtre que l’on n’espérait plus ; il nous faut donc citer le passage en entier car c’est un cas magnifique de réversibilité :

‘Je suis a été écrit au plus bas, dans l’effroi, parfois couché très longtemps au sol sur le dos – et puis j’ai commencé à épingler le texte au mur à mesure qu’il s’écrivait, c’était comme un combat sur un ring ’

Alors qu’il était couché, l’auteur s’est concrètement redressé, mis debout pour « épingler le texte au mur à mesure qu’il s’écrivait » : la fin de Je suis relève donc sans doute de l’autobiographie – quant à l’image du « combat sur un ring », elle est assez raccord avec notre développement proposé plus haut et concernant certain jeu de scène du chanteur James Brown.

On ne donne pas un tel titre à un livre sans être complètement désespéré. Ici, le livre a permis une résurrection, « Je suis » équivalant presque à "Sauvé", "Ça tient", "Dieu est là", "Je ne suis pas mort", "On m’éclaire toujours", " J’écris, j’avance", "Tout n’est pas fichu", "L’aventure continue". Ce cri peut encore être celui du récepteur : on peut se sauver la vie en lisant des œuvres fortes, on peut être sauvé par un livre, sauvé par Claudel, sauvé par Céline, sauvé par Novarina. Au fond, le « Je suis » du titre n’est pas complet : c’est plus un anantapodoton qu’une tautologie. C’est à dire qu’il faut considérer le hors champ de la chose, dire ce qu’il y a après (et peut-être même avant, avant le « Je », chercher Dieu) et dire donc ce qui suit le « Je suis » – ici, peut-être : « Je suis content d’être au monde » ou quelque chose comme cela (ou alors « Je suis content d’hommer même si ce n’est pas évident tous les jours », « Je suis content de ne pas être aller chercher la corde », etc.). C’est cela qui au fond perce : c’est vraiment je qui dit qu’il est. Adam est certes un traversé qui doit sa vie à Dieu mais il doit tout de même faire effort pour persister en vianderie : c’est la vraie preuve de son existence en tant qu’«hommje » et (peut-être) comme un début d’autonomie : le voyage vers Dieu et la quête du corps-graal parfait, divin voire sans organes comme celui qu’Artaud rechercha toute sa vie ne sont (/seraient) donc pas des vues de l’esprit : c’est vrai parce que novariniennement parlant, c’est un contresens absolu.

Notes
443.

Maradona (qui fit l’objet d’un film récent) est par ailleurs devenu un héros de théâtre incontournable chez Rodrigo Garcia.

444.

Christine Ramat, Valère Novarina. La comédie du verbe , op. cit., p. 176.

445.

Valère Novarina, « Entretien », Magazine littéraire, op. cit., p. 100.