Conclusion

Comme on aura tâché de le démontrer à travers cette thèse, le fameux hermétisme novarinien est peut-être à relativiser dans une certaine mesure. En effet, il semble qu’il laisse, cet hermétisme, passer un souffle parfois épique, un comique d’un genre très nouveau, une musicalité tout à la fois étrange et familière, une impression de grande liberté, et même une sorte de saugrenu grandiose (que nous aurons essayé d’analyser dans la troisième partie de notre travail). On pourrait même affirmer que, contrairement à certaines apparences d’opacité absolue, l’auteur se présente finalement comme un artiste très généreux qui donne beaucoup (se livrant pour nous ?) en faisant avancer considérablement l’histoire de la littérature. Il semble même qu’il manquerait une pièce très importante au puzzle si Novarina n’avait pas sonné l’« alerte dans les zones de Broca ».

Le projet fou de dire « [ce] dont on ne peut parler » nous paraît en effet avoir été réalisé en partie par l’auteur du Drame de la vie. Une chose est sûre : s’il n’en a peut-être pas (encore) exploré toutes les galeries, il est entré dans une caverne dont nous ne connaissions pas vraiment l’existence. Cette caverne mystérieuse (à moins qu’il ne s’agisse d’une forêt), il en ressort parfois pour rapporter ce « quelque chose qui manque à tout ce qui est écrit pour le théâtre » (P.M., p. 47) et peut-être aussi pour nous «[apprendre] à laisser parler en nous ce qui fulgure : l’intuition vive, le raccourci, la certitude poétique » (P.M., p. 119).

Bref, c’est une sorte d’Orphée moderne ayant finalement tous les attributs d’un Poète classique. Pourtant, comme si nous entrions grâce à lui dans une nouvelle ère de la poésie, les mots génie, style et même écrivain ne semblent pas devoir lui être appliqués car nous sommes plutôt en présence d’un inventeur de couleurs nouvelles4 45, d’un tuyau/passeur de parole d’un type tout à fait neuf, et d’une œuvre dramaturgique au souffle extraordinaire, insolite et inédit.

L’inédit consiste aussi dans le fait qu’on pourrait rapprocher ce théâtre de mille autres formes d’expression (cirque, science-fiction, spectacle de marionnettes, opérette, opéra-bouffe, épopée, roman noir, etc.) mais d’aucune en particulier, notamment parce que cela fluctue en permanence comme en un vaste jeu vidéo où l’on passerait, brutalement ou imperceptiblement, d’un niveau l’autre. Notons encore que, si Novarina est perçu comme un auteur de théâtre, il est aussi publié en Poésie-Gallimard et qu’on parle parfois de ses œuvres comme étant des romans ; il faudrait peut-être trouver une nouvelle nomination pour le genre en question – le concept verheggennien d’« Opéra-Bouche » ne serait peut-être pas mal…

L’inédit consiste encore dans une difficulté à dire les filiations : dans quelle(s) tradition(s) s’inscrit cette œuvre ? Prétendre très grossièrement que le Rabelais nouveau est arrivé, que Shakespeare is not quite dead, que la flamme pataphysicienne d’un Jarry est loin d’être « éteindée » (O.I., p. 13) qu’il existait sans qu’on s’en doute une sorte de juste milieu entre Labiche et la Bible, Hésiode et Brisset, Wagner et Offenbach, Pascal et Cami, Artaud et James Brown, Nietzsche et Raymond Devos ou (dixit Pierre Jourde) Claudel et Tabarin, ou que le témoin joyço-beckettien a été brillamment repris, ou encore qu’Alice(/Carroll) n’avait pas tout raconté et qu’il en restait à voir derrière le miroir sont paliers qu’aurons, pour le dire à la médiévale, tout au long d’un certain nombre de semaines, de mois et d’années, successivement franchis ; et pourtant, comme nous l’avons réalisé in fine, c’était encore bien autre chose qui nous était proposé là…

L’inédit enfin, c’est peut-être surtout le côté taoïste d’une oeuvre où ce qu’on croyait incompatible le devient (ou, pour mieux dire et comme on le réalise pleinement grâce à l’auteur, l’était déjà) : le rire et le sérieux, l’horreur et l’humour, le grandiose et le saugrenu, l’esprit d’enfance et la sophistication extrême, l’étrange et le familier, l’épars et le lié (dixit Guillaume Asselin)446 l’immobile et le volatil, le populaire et l’expérimental, la musique et le bruit, l’ordre et le désordre, le rythme et le chaos, la science et l’ignorance, le vide et l’érudition, l’ombre et la lumière, l’essentiel et le dérisoire, l’énergie et le désespoir, la sagesse et la vitesse, etc., etc.

Pourtant, l’exemple de compatibilité la plus frappante réside assurément dans le couple rire/ sacré. Le grand public ne s’y trompe pas, qui (grâce, entre autres, au travail d’un Dominique Pinon) connaît surtout l’auteur pour son Pour Louis de Funès : si le ready-made fait hurler de rire, il fait aussi passer comme un frisson sacré ; le moyen de trancher excaliburiennement entre Merlin et Garcimore ? Ici donc, entre Rabbi Jacob et Saint Augustin, l’opération nous paraît parfaitement impossible.

Mallarmé n’était pas dénué d’humour ; en témoignent notamment les épigrammes (et autres vers de circonstance) qu’il troussait parfois pour certaines personnes de son entourage – voire (in Albums) à son coiffeur Emile qui savait l’art de lui « [friser] la moustache d’un coup de fer inédit »(sic). Pourtant, Mallarmé n’est pas connu pour être un grand comique : c’est le grand poète hermétique, s’il en est. Par excellence. Or, Novarina cumule ces deux fonctions. Voilà ce qu’il faut dire à ceux qui aiment rire mais que rebute un peu l’obscurité novarinienne : "d’accord ! c’est un hermétisme, mais c’est un hermétisme comique".

Ainsi donc, on rit, mais on ne sait pas pourquoi. Cela arrive. Ainsi, Monnier, dans Ferdinand Furieux, se souvient que, lors d’un voyage qu’il effectua en compagnie de Céline, « Louis » fut si drôle qu’au bout de quelques instants, le fou-rire gagna ses voisins, et bientôt l’appareil tout entier ; et pourtant, précise Monnier, « personne ne saura jamais ce qu’il a voulu raconter. »447 Dans la situation évoquée, les personnes rient peut-être parce qu’il se passe vraiment quelque chose, que la « viande s’exprime » en quelque sorte. Bon en dit autant de l’auteur du Pantagruel : « il n’est pas besoin de comprendre pour rire » 448 . De même, le rire qui peut nous saisir en lisant du Novarina provient souvent du caractère excessif de sa prose – c’est que l’excès fait rire : Céline était tordant ; Ferré, hilarant ; Dali, bidonnant, etc.

Mais, s’il y a illisibilité et illisibilité (cf. Mallarmé et Novarina) , il y a peut-être aussi nouveauté et nouveauté ; à cet égard qu’on nous permette d’émettre ici un jugement très personnel, relativement désagréable, et à mille lieues du consensus mou que nous aurons jusqu’à présent tâché d’éviter : sur le strict plan du rythme et dans la manière directe, violente et somme toute assez célinienne (cf. « aller à l’os », « tripes sur la table », etc.) qu’elle a de lire ses propres textes, un écrivain non dénué de talent comme Christine Angot propose peut-être elle-aussi quelque chose de nouveau et pourtant, nous formulons le pronostic que c’est là le genre de nouveauté qui, pour re-citer Ferré, passera comme la grippe tandis que l’œuvre splendide et magistrale de Valère Novarina laissera une empreinte indélébile dans l’histoire de la littérature : c’est toute la différence entre une brise et la tempête – gageons que l’auteur de La Littérature sans estomac serait assez d’accord avec cette vision des choses…

Ce qui distingue Novarina d’un histrion médiocre, d’un provocateur sans vrai souffle ou d’un petit maître peu inspiré, c’est encore ceci : dans L’Evangile du fou, livre méconnu mais plutôt intéressant, on comprend que le romancier, Jean-Edern Hallier, se contentant de nous les présenter fugacement (aux pages 43-44-45-46 du Livre de poche, 1986), n’a jamais vraiment su inviter dans son œuvre les personnages (aux noms nous évoquant d’ailleurs une onomastique éventuellement toporienne : « Bouche-trou », « Attrape-nigaud », « Œil au beurre noir », « Nuit Saint-Georges », « Fa dièse », « Petit Marnier » ou encore « Laurence d’Arabie », « l’étudiant en études », « le Démon de midi moins le quart », « Aude Javel », « Ravagea la Mouquère », etc.) qui peuplaient son enfance ; cette erreur-là, grossière, Novarina ne l’a pas commise ; il ne fit pas même choix que Jean-Edern Hallier – bien au contraire : il nous semble qu’il ira toujours puiser dans son enfance (une véritable corne d’abondance pour lui) et dans sa mémoire pour se souvenir de la foire de Thonon, de Gugusse, des surnoms des gens de la région et de ses camarades, de ses premières lectures, de ses premiers écrits sur les cuisses de ses voisins, de ses premières intuitions, de ses premières méditations. Cela, cette capacité à replonger à volonté en enfance, c’est peut-être sa plus grande force.

Pourtant, çà et là, des voix s’élèvent pour crier au scandale et à l’imposture : Novarina creusant toujours un peu le même sillon (mais quel sillon !), d’aucuns semblent estimer qu’il fait toujours la même chose – avis au demeurant parfaitement défendable. Quant à nous, nous considérons plutôt que l’auteur procède en partie par virages et que chaque pièce a sa personnalité propre – rappelons d’ailleurs, ainsi que nous le fîmes en introduction, qu’il leur donne souvent des titres correspondant à des noms de personnage (ce qui nous paraît tout à fait révélateur).

Une autre critique fuse souvent : tout cela ne serait que pure rhétorique. A cette deuxième critique, choqué, outré, agressé dans notre chair de "fan number ouane" (comme eut dit Queneau), nous pourrions épidermiquement répondre que, si c’était vrai, il s’agirait tout de même d’applaudir au numéro du prestidigitateur ; ou bien que vide et esbroufe présentent parfois un certain charme ; ou que c’est peut-être tout simplement que se réalise devant nous le projet flaubertien d’œuvre sur rien ; ou encore que fonctionner en pseudo-magicien n’empêche pas le talent "clounesque" et l’originalité ; ou, plus sûrement – ayant repris nos esprits après l’agacement, l’énervement (la colère voire) –, renvoyer à ceci, qui montre toute l’humilité de l’artiste devant la parole :

A chaque recommencement, tout est perdu, je suis un incapable, un escroc, un cerveau empêché de penser… Petit à petit, on travaille et une faculté se développe, une vue, jusqu’à entendre la langue […] Se développe une hyper-perception. Il s’agit de ne pas rester à la surface, d’ouvrir sans arrêt des échappées, des tunnels, des alvéoles. L’exercice demande de plus en plus de travail à hautes doses ; le livre t’occupe de plus en plus, il prend toute la place de ton corps. 449

Ainsi donc (un comble !), l’écrivain doute parfois, lui dont l’exigence va si loin qu’il ne saurait jurer qu’il est toujours parfaitement capable d’accueillir la parole et de se laisser vraiment traverser par elle comme le tuyau qu’il essaie d’être. Ce grand travailleur travaillé par la langue va jusqu’à se demander, « [à] chaque recommencement » s’il n’est pas (sic) un « escroc » : nous y voyons la plus belle preuve, la confirmation la plus émouvante de l’honnêteté et de la rigueur de cet artiste ; or, ce sont des qualités qui comptent quand on embrasse une carrière littéraire. En fait, c’est peut-être même surtout cela, cette honnêteté, cette intransigeance, qui fait toute la valeur d’une œuvre comme la sienne – ou de celle d’Artaud, Faulkner, Jarry, Gatti, Césaire, Guyotat, Roubaud, Beckett, etc.

Ne considérer que les aspects strictement rhétoriques de son travail est donc relativement impossible car, à un moment ou à un autre, nous nous sentons sommés de nous situer un peu par rapport à la proposition qui nous est faite, de lâcher prise à notre tour, de faire preuve d’audace et de courage et d’aller voir de l’autre côté des phrases – bref de chanter notre chanson. De plus, par delà dispositifs et figures de style, au-delà de la rhétorique et des tuyaux (proverbes, etc.) que nous aurons tâché d’analyser, il ressort de notre étude que Novarina se pose aussi des questions de fond, et des questions dont on a presque l’impression que personne ne se les était jamais vraiment posées avant lui ; si ces questions étaient d’un intérêt secondaire, nous serions peut-être en présence d’une œuvre sympathiquement mineure, sans plus. Or, la grande force de cet auteur nous paraît être qu’il se pose les bonnes questions : tandis que d’autres en sont encore à croire à des idées et à lancer des messages comme autant d’absurdes bouteilles à la mer, Novarina, lui, se pose la question de la parole ; crânement, frontalement, sans jamais se dérober, cette torturante question est inlassablement abordée par l’auteur dont l’entreprise nous paraît équivaloir à une quête du Graal ou de la Toison d’or. Plus trivialement, on pourrait même dire qu’il va au charbon en n’hésitant pas à mettre les mains dans le cambouis : non seulement, il n’évite pas le combat mais on a le sentiment qu’il y repartira toujours, vaillamment, et sans faire de concessions d’aucune sorte.

La preuve de l’immense richesse de cette œuvre, c’est que mille autres sujets de thèse eussent été possibles. Tout au long de notre travail, certaines de ces possibilités auront d’ailleurs été suggérées ; ne rappelons que : « Le théâtre novarinien : un univers circassien », « L’importance du sport dans Le Drame de la vie », « Scène, cène et S.F. : Le théâtre impossible de Valère Novarina », « Novarina et l’histoire de la philosophie », « Le thème de la forêt chez Valère Novarina », « Portrait de Job en clown : la plainte comique novarinienne », « Histoire littéraire de la corde de Villon à Novarina », « Le crâne au théâtre chez Shakespeare et chez Novarina », « L’utilisation de l’apocope chez Valère Novarina », « Les proverbes novariniens », « Les glissements métonymiques dans l’œuvre de Novarina », « Le rapport novarinien au temps qui passe et à celui qu’il fait », « Novarina et la mort », « La logodynamique novarinienne », « L’humour potache novarinien », « Novarina et Beckett », « Novarina et Rabelais », « Novarina et Jarry », « Novarina et Lewis Carroll », « Novarina et Dubuffet », « Novarina et Tardieu », « Novarina et l’Oulipo », « Novarina et la télévision », « Ce qu’on ne peut pas dire : le Graal novarinien », « Les verberies novariniennes », « Les mêmes mêmeries de Valère Novarina », « La persistance du viandat chez Valère Novarina » « Le rôle du pantalon dans l’œuvre de Novarina », « Le ready-made selon Novarina », « L’humour noir novarinien », « La mythologie Novarina », « Boucot : une figure mythique novarinienne », « Novarina et 68 », « Novarina et l’argot », « Novarina et le bois », « Novarina et la matière de Bretagne », « Le rapport à la pierre chez Guillevic et chez Novarina », « Le statut fluctuant des trous novariniens », « Ut : le mot-clef novarinien », « La parlerie-mangerie novarinienne », « La parole performative novarinienne », « Novarina et la politique », « Le mot-valise novarinien », « Le bestiaire novarinien », « Variations novariniennes autour d’un même mot », etc., etc.

En novembre 2000, nous avions même eu l’audace d’importuner l’auteur avec un projet de thèse sur l’origine : « Le comique sourcier ». Pourquoi ne pas ici recopier le plan qu’à l’époque nous n’avions pas osé lui montrer ? Il s’agissait d’un sujet, se situant sur plusieurs niveaux, que nous nous sommes finalement sentis incapable de synthétiser vraiment et de traiter convenablement – au reste, ce plan en sept parties était tout à fait discutable : I. L’origine / II. La faute / III. La solitude / IV. Le Discours aux animaux / V. L’enfant / VI. Icare / VII. Le boomerang. De fait, notre sourcier comique (qui serait donc l’inventeur du comique sourcier), ne fonctionne certainement pas comme un austère cosmologologue mais bien plutôt comme une sorte de professeur Tournesol se fiant à son pendule (et ayant aussi des faux airs de Jean-Pierre Brisset) : c’est encore une figure attachante de l’œuvre, au même titre que L’Ecolier Sacripant – autre point commun avec Tryphon : dans la vie, Valère (il nous pardonnera cette familiarité), par l’attention obsessionnelle qu’il porte à son œuvre, se montre parfois aussi distrait que le savant d’Hergé.

De même, une thèse intitulée « Un monde d’outre-part : étude thématique du théâtre novarinien » pourrait, par un très vaste quadrillage, se proposer de montrer que tous les grands thèmes de la littérature, de l’origine à la mort en passant par le corps, la parole et l’animalité, ont été abordés par l’auteur qui, à chaque fois, a su les traiter d’une manière neuve et singulière – là encore, nous avions prévu un plan, que voici reproduit : I. Origine et parole / II. Corps et nourriture / III. Faune, flore et folie / IV. Mort et néant / V. Dieu et joie.

Toutes ces thèses en puissance pourraient également, par un travail de synthèse, de concision, de resserrement extrême faire également l’objet d’articles universitaires. Aussi bien, on pourrait (en mettant en avant des éléments nouveaux, en prenant des options légèrement différentes, etc.) retravailler de nos certaines sous-parties pour en faire des articles ; on songe en particulier à « Vers racinien, métro émotif et phrase novarinienne », « Les miracles de la suppression-adjonction », « Portrait de V.N. en auteur de S.F. », « Modernité musicale du novarinien », « Novarina et le Slam », « Le scepticisme novarinien », « L’Inquiétude du Petit Poucet », ou « Le Fils de la Taupe face à Autrui le corps ». A chaque fois, il s’agirait d’affiner notre approche et notre propos et, en quelque sorte, de troquer notre loupe contre un microscope, ceci afin d’aller encore plus loin dans l’analyse – de pousser le bouchon en quelque sorte….

Quitte à choquer, rappelons que notre approche n’est pas celle d’un spécialiste de Novarina – cela n’existant pas à notre avis car d’une part, le recul nous manque et que de l’autre : rien n’est clair dans cette œuvre, rien n’est sûr, certain, affirmable – mais d’un qui, pour parler comme l’auteur, aspire, fort prétentieusement sans doute, à devenir un spécialiste du comique dans la littérature française de la fin du XIXème au début du XXIème siècle. Or, en ce début de XXIème siècle et même si Dubillard, Chevillard, Grumberg, Verheggen, Prigent, Rebotier, Cadiot, Obaldia, Massera, Federman, Vinaver et Valletti sont là et bien là, c’est bien le rire novarinien qui s’entend, se détache et nous marque le plus ; et c’est aussi pour cette raison que nous avons entrepris cette thèse. Il se trouve qu’ayant par ailleurs travaillé d’un peu près sur Céline et Queneau et lu assez attentivement des auteurs tels que Topor, Tardieu et Ghelderode, il nous semblerait intéressant de mettre un jour toutes ces œuvres contemporaines en perspective(s), c’est à dire entre elles, par rapport à Novarina ou, en remontant un peu le temps (cf. Swift, Carroll, Jarry, Cami, Kafka, etc.) : c’est qu’il y a là une "histoire moderne" du comique en littérature qui, à notre avis, reste à faire. Hélas, malgré les efforts de maisons ayant pignon sur rue comme Gallimard (Novarina, Dubillard, Cadiot et Ghelderode en Folio, Novarina et Verheggen dans la collection « Poésie »), ce type d’écrivain, travaillant, entre autres, sur le burlesque, l’absurde et l’humour noir – et peut-être à cause de cela – n’est pas toujours pris au sérieux par l’université, les médias et l’édition en général : cela, on l’aura compris, nous indigne et nous insupporte étant donné la valeur littéraire des œuvres en question – puissions-nous donc, à notre humble niveau, contribuer à renverser cette tendance…

Si nous avons su prendre la mesure de l’importance de Novarina en tant qu’auteur comique, c’est parce qu’avant de le lire, nous avions pu, sans le savoir, bénéficier d’une initiation, Topor, Pinget et Michaux (et n’oublions pas Raymond Devos) nous ayant en quelque sorte entraîné, conditionné à recevoir sa Lumière Comique. Ce qu’il apporte de neuf (exceptons le Graal-Flibuste de Pinget et surtout le Graal Théâtre de Roubaud), c’est que son comique se déploie davantage que chez les autres; il ne reste pas dans le sketch ni le poème en prose : il renoue avec l’épopée comique, un genre en fait très rare où s’illustrèrent notamment Rabelais, Swift, Cervantès et Céline. Plus anecdotiquement – mais assez sérieusement tout de même –, nous pourrions aussi, en partant de la dimension potache et farcesque de l’œuvre de celui qui écrivit Pour Louis de Funès, proposer un article intitulé « Jarry, Novarina et Le Gloupier : essai de rhétorique comparée », dans lequel il s’agirait de retravailler notre partie sur les oneilles et les orilles  en évoquant un certain type de vocabulaire comico-guerrier qui nous semble le propre et le point commun de ces trois farceurs. Autre idée un peu potache : établir un dictionnaire novarinien-français – on a vu que nous en avions posé les prolégomènes dans deux parties : « Mots-sphinx et périphrases floues » et «  L’Atelier violent », pour les mots plus spécifiquement boucotiques. Aussi bien, un bulletin patascolaire appliqué à l’élève Valère et commencé dans « Portrait de l’auteur en dernier de la classe » pourrait paradoxalement permettre de dire en quoi consistent toutes les qualités littéraires de l’écrivain Novarina. Nous sommes conscient que la conclusion d’une thèse n’a pas à être une sorte de lettre de motivation mais ce n’est pas ainsi qu’il faut considérer ce catalogue final de projets (articles, thèses, etc.) : il s’agit juste pour nous d’indiquer de nouvelles pistes de travail et de recherche à partir de notre étude rhétorique.

Aussi bien, on pourrait entreprendre une autre étude qui aurait pour titre « Tentative de définition de l’adjectif novarinien ». L’enjeu d’une telle thèse serait de s’interroger sur les raisons profondes qui font que, parfois, un adjectif tel que kafkaïen s’impose comme étant utile, opératoire ; de fait, il semble que, comme dans le cas de l’exemple cité, l’emploi de l’adjectif novarinien » s’étende objectivement à des situations, des représentations dont la qualification pouvait éventuellement passer pour problématique. Il n’est pas rare, en effet, que la chose refuse d’être nommée, que l’idée, à cause d’un sourd malaise, résiste encore et toujours et que le besoin, au-delà d’un simple intérêt pratique, commode, se fasse alors sentir de fixer d’une manière ou d’une autre tel ou tel aspect de la réalité, visible ou invisible. Les écrivains (Poe, Carroll, Lovecraft, Beckett, Feydeau, K. Dick, Gombrowicz, Ghelderode, Sarraute, Arrabal, etc.) nous y aident parfois et il arrive même (cf. Homère, Rabelais, Shakespeare, Descartes, Pascal, Sade, Masoch, Orwell, Kafka) que certains adjectifs formés à partir de leurs noms passent dans le langage courant.

Ici, rien d’anecdotique : les adjectifs ainsi formés sont non seulement utiles mais précieux ; le seul bémol, de taille, est que pour vraiment comprendre en profondeur ce type de mots, il convient de connaître leur origine et donc l’œuvre de l’auteur qui les a inspirés. Mais parler du « novarinien », ce serait aussi dire ce qu’il n’est pas et parler donc du joycien, du michaldien, du rimbaldien, du tardivien, etc. Et c’est ainsi que les adjectifs dérivés d’autres noms d’auteurs (essentiellement littéraires) seraient également passés en revue dans cette thèse qui serait donc traversée/truffée d’allusions à Swift, Dante et consorts.

De ce point de vue, cette thèse s’apparenterait à un exercice de littérature comparée, et cela d’autant plus qu’il faudrait évoquer peu ou prou d’autres arts et d’autres formes d’expressions (circassité, marionnette, bande-dessinée, etc.). Ce sujet impliquerait une culture gigantesque, que nous aspirons bien sûr à posséder, que nous rêvons certes d’acquérir un jour, mais qui, pour l’instant, est loin d’être la nôtre. Hélas, ces lacunes ne sont que trop réelles et il était déjà fort impudent de notre part de présenter cette « Etude rhétorique du théâtre novarinien » – « quand tu t’jettes à l’eau, faut savoir naviguer » dit la chanson : aurons-nous été un bon marin ? aurons-nous su garder le cap ?

Quoi qu’il en soit, cette « Tentative de définition » serait également un sujet métaphysique (voire pataphysique) relevant peut-être plus de la Philosophie que des Lettres modernes : est-ce donc un hasard si Clément Rosset et Marie-José Mondzain s’aventurent parfois en Novarinie ? N’oublions pas que nous sommes en présence, avec cette œuvre, d’une véritable « philosophie émise en langue rythmique ». Il se peut même que, plus tard, Novarina ait exactement le même statut indécidable qu’un Nietzsche ou qu’un Pascal : comme eux, c’est un poète, un visionnaire mais dont les visions donnent à penser. Ce n’est d’ailleurs pas toujours voulu par l’auteur mais le fait est qu’il y a là, dans cette œuvre, matière à réflexion : en parodiant Céline, on pourrait dire que c’est du pain pour un siècle entier de littérature – et de philosophie. Dans cette "thèse pour une autre fois", des mots et des tournures marquant l’incertitude et des phrases au conditionnel (nous pensons notamment à "peut-être", "sans doute", "nous semble-t-il", "on pourrait considérer que", etc.) seraient constamment convoqués car, comme on aura essayé de le démontrer à travers notre étude rhétorique, l’œuvre de Novarina se présente comme une œuvre très ouverte laissant une grande part à la subjectivité et aux projections du lecteur/spectateur – et n’oublions jamais l’auditeur, car la radio fait également partie des nombreux supports utilisés par cet artiste-caméléon.

Cependant, nous croyons savoir que Novarina est un peu troublé par ce « novarinien » (que ce mot existe est une forme de consécration : c’est un peu comme être « pleiadé vif ») : le fait est que l’adjectif est souvent utilisé dans les textes consacrés à l’auteur. En effet, il n’est pas rare qu’il serve, cet adjectif, à désigner les apôtres de ce nouveau messie des lettres françaises, à savoir ses acteurs, soigneusement choisis par lui (Lui ?) pour dispenser la Bonne Parole : par cette absurde (l’est-elle tant que cela ?) association d’idées, nous faisons peut-être écho à l’opinion, possiblement teintée d’ironie, d’un acteur novarinien, Daniel Znyk, qui se prononça avec force sur la non-pertinence de l’utilisation éventuelle d’un tel adjectif appliqué à son métier et, en filigrane, sur d’éventuelles projections universitaires complètement à côté de la plaque :

Pour s’emparer de cette langue, l’acteur a besoin de développer un imaginaire fort, par delà les explications de texte, qui ne servent pas à grand chose. Novarina nous fait totalement confiance pour trouver notre chemin et raconter notre histoire. […]. Quant au travail de l’acteur, je ne me pose pas vraiment la question en termes techniques. […], cette liberté permet plusieurs types de jeu, vraiment très différents. C’est pourquoi l’expression d’«acteur novarinien », souvent utilisée, ne correspond à rien. Ce qui importe, c’est ce sentiment très précis de la justesse, qui autorise ensuite toutes sortes de voyages personnels. […]. 450

Cela dit, et bien dit (et même ressenti, éprouvé), nous persistons à penser que l’expression « acteur novarinien » a tout de même un sens : si nous avons, dans ce travail, tâché d’étudier la spécificité comique de la rhétorique novarinienne, nous aurions pu tout aussi bien essayé de définir le sens de cette expression nouvelle. Tous les acteurs de Novarina sont de grands acteurs. Mais tout grand acteur ne peut pas forcément jouer dans une pièce de Novarina. Sans avancer l’idée que les acteurs novariniens sont en fait des sortes de mutants de type X.-man possédant de mystérieux super-pouvoirs (et assimiler l’auteur au mentor télépathe Charles Xavier), il est certain qu’il faut avoir certaines qualités très précises pour jouer dans ce type de théâtre (en fait : cela ne s’explique pas vraiment).

De plus, quand on est novarinien, cela s’exporte : l’entrée en scène d’Agnès Sourdillon dans L’Ecole des femmes (nous faisons allusion au travail de Didier Besace) est complètement chantée, novarinienne ; plus classique, Pierre Arditi (cf. Arnolphe) assiste à cela sidéré : cette parole semble lui échapper comme Agnès va échapper à Arnolphe à la fin de la pièce ; dans le cas de cette mise en scène, la distribution est d’ailleurs remarquable à cause des différences existant a priori entre deux approches et deux types de jeu ; au fond, la question est en fait la suivante : malgré son talent certain pour le comique, Pierre Arditi pourrait-il jouer dans Le Jardin de reconnaissance ? La vraie différence entre ces deux acteurs se situe peut-être au niveau de la voix, du rapport à la voix, et de ce que ces voix nous font voir – ou pas. Reliés par une membrane, La Femme Séminale et Le Bonhomme de terre sont sur une même planète, dans un même jardin et font front face à ce qu’ils voient (à la télévision notamment) et aux mots (parfois maux) qui viennent et apparaissent ; or, cette membrane n’existe pas entre Agnès et Arnolphe – d’où le côté judicieux du casting en question.

Pour en revenir à notre "thèse pour une autre fois", il conviendrait aussi d’y décrire les caractéristiques spécifiquement dramaturgiques (décor, entrées/sorties, déplacements, costumes, éléments de circassité, etc.) de ce théâtre d’un genre nouveau ; mais pour cela, il faudrait quasiment faire un stage au sein de la troupe de Valère Novarina, discuter très longuement avec les artistes et assister à toutes les répétitions. Dans le cadre de cette « Tentative de définition » et une sorte de va-et-vient constant entre l’art et la vie, il s’agirait aussi d’essayer de prouver qu’il existe bel et bien une vision ou disons des approches du monde « novariniennes » – et que cet adjectif pourrait même (à plus ou moins long terme) figurer dans le dictionnaire tant ce qu’il permet de fixer englobe d’aspects (rapport au corps, sentiment d’étrangeté, comique d’incongruité, sainteté du clown, saugrenu grandiose, etc.). L’adjectif « boucotique », qui se rapporte au personnage de Boucot, pourrait aussi faire l’objet d’une étude – idem pour certains mots inventés par l’auteur comme « logodynamique », « vianderie », « mangerie », «hommerie », « déhommage », « autrui-le-corps », « logosporée », « pantinité », « pantinitude », etc. Telles sont donc les quelques pistes possibles de cette thèse en puissance, dont le sujet (pourquoi le taire ?) nous aura un moment tenté mais qu’une certaine lucidité universitaire nous aura finalement fait abandonner. Parler du « novarinien », c’est parler de l’impossible, de ce qui ne peut pas être fixable, mesurable, saisissable, résumable. C’est faire sienne la devise de l’auteur « Ce dont on ne peut parler, c’est cela qu’il faut dire » – une devise aux allures de cri de guerre, de gageure absolue et de défi tragi-comique fondamental. Quoi qu’il en soit du novarinien, il semble qu’on respire l’air rare du génie en côtoyant cette œuvre ; cela, Dubuffet l’avait compris très vite :

« Qui n’applaudit ? Qui ne va sur-le-champ sentir qu’il est là cette fois devant une œuvre puissamment opérante, mobilisatrice ? Au moment que la vieille littérature ne nous apporte plus que d’insipides rengaines voici tout à coup retentir un branle-bas de cloche qui sonnent le joyeux éveil. Des cloches qui nous stupéfient, en retentit un son jamais entendu, elles sont péremptoires, c’est justement celles-là que nous attendions, qui faisaient si urgent besoin. Ce ne ressemblait pas à la vie ce que nous présentait la vieille littérature avec ses oiseuses mièvreries, mais la vie la voici maintenant, déployée dans son dramatique flamboiement, dans sa truculence superbe. Terrible assurément, beaucoup plus terrible que tout ce que nous en avions pressenti, mais nous faisions fausse route quand nous refusions de lui faire vaillamment face car c’est de son feu ardent que nous sommes avides, c’est à le voir dans sa splendeur que nous nous sentons justifiés, rétablis avec ravissement dans notre exaltant statut. Comminatoire cet appel à entrer dans la danse ! Il ne s’agit plus là de futiles divertissements dont nous n’avions que faire, il s’agit de la grande danse primordiale de l’univers, la danse-mère qui précède l’être (l’être est une figure de danse), celle qui magnifie notre vie si merveilleusement dramatique ». 451

Un véritable écrivain (songeons à Rabelais, à Molière, à Voltaire, à Sade, à Lautréamont, à Dumas, à Feydeau, à Claudel et à Céline) est aussi l’inventeur d’une énergie, ceci dans le sens solaire, éolien (voire électrique, hydraulique, nucléaire), d’un certain souffle (de vie ? de mort ?) qui change la donne et fait qu’il y a vraiment un avant et un après ; et c’est bien le cas de Novarina – on aurait presque envie d’écrire « Novarinatilla » (d’autres que nous ont eu cette idée) – qui invente une nouvelle manière d’écrire et de concevoir la littérature.

Théoricien subtil, il est capable de faire ce qu’il dit, ce qui est remarquable et plus que rarissime. Plus métaphoriquement, nous pourrions même affirmer qu’il n’est certainement pas de ces pseudo-plongeurs qui n’en finissent pas de se pavaner sur leur plongeoir alors qu’en fait, ne sachant pas nager, ils se gardent bien de sauter dans la piscine.

Cela dit – et quitte à passer pour un farfelunaire (l’auteur nous ayant donné l’envie de movaliser à notre tour) –, en exceptant bien sûr les fleuves de La Chair de l’homme (et afin d’introduire un bémol dans ce concert d’éloges final), l’eau, la mer sont un peu comme des lacunes chez lui ; on aimerait en effet qu’il nous entretienne davantage, comme le fit Verne à travers Némo et Aronnax (ou Cingria dans Hyppolyte Hippocampe), du monde des profondeurs et de la gent sous-marine ; Brisset ne nous enseigne-t-il pas que nous descendons de la grenouille ? Les personnages novariniens seraient-ils donc d’anciennes divinités aquatiques ayant perdu leur royaume et la notion même de royaume ? Sont-ce donc des poissons sortis de l’onde, ayant perdu écailles et branchies et capables, à leur grande surprise, de parler au lieu de faire des bulles ? Ne serait-ce pas chez les « poissons obscurs des mers profondes » (B.C.D., p. 251) qu’il faut aller chercher le secret du monde ? Plus sérieusement et plus généralement, on aimerait voir l’auteur, comme il le fit pour la forêt, se confronter hugoliennement à la mer – qui est une des plus belles formes connues de l’insaisissable ; et qu’il n’y ait pas vraiment chez lui, par exemple, de listes de poissons comme dans Vingt mille lieues sous les mers ne laisse pas de nous troubler un peu : cela n’est pas logique, surtout de la part d’un qui estime que « [nous] sommes comme des sujets condamnés à vivre de force dans des poissons nageant dans une rivière qui coule dans les deux sens » (D.V., p. 70).

Au-delà de cette critique peut-être un peu absurde, il faut savoir que, d’une façon plus générale, le doute, le Grand Méchant Doute nous aura accompagné du début à la fin de la rédaction de ce travail. Ajoutons même par plaisanterie que notre attitude devant cette oeuvre fut même assez souvent celle d’un doutif – mais il semble que cela arrive à des gens très bien, Saint Thomas par exemple. Pour tout dire (ses acteurs suivent-ils le même chemin ? Nous n’en serions pas surpris), il y eut parfois une forme de révolte voire (tout à fait comme pour Saint Pierre), des reniements très violents et peut-être même, avouons-le, d’iscariottes trahisons. En clair, l’envie nous sera souvent venue, purement et simplement, de tout abandonner : le Démon de la Facilité aurait pu, en effet, nous faire reprendre des travaux antérieurs à partir desquels nous aurions, pour le dire très grossièrement, rallongé la sauce. Or, ceci, quoique plus simple et stratégiquement plus malin sur un plan strictement universitaire, eut constitué un recul rédhibitoire, une fâcheuse marche-arrière dans notre parcours dantesque (Enfer/Céline, Purgatoire/Queneau, Paradis/Novarina) vers une forme de lumière et de révélation comique de la Parole telle que perçue, montrée, dévoilée par Valère Novarina. Toutes ses mauvaises plaisanteries autour de Dante et des apôtres se veulent néanmoins signifiantes : c’est qu’arrive en effet un moment où il s’agit de croire un peu ce que dit l’auteur, d’y croire vraiment et de plonger en apnée dans son œuvre, ceci de façon passionnée et sans forcément remonter à la surface en faisant le choix de continuer à s’y intéresser (jusqu’à la mort !), histoire de voir comment elle évolue.

On se rappelle peut-être que, dans la partie consacrée à la science-fiction, nous avions osé laisser la phrase « Ici, il ne s’agit pas de s’exclamer "Gloire à Novarina !" tout en jouant du tambourin ». Cette phrase, assurément déplacée dans le cadre d’une thèse de doctorat, redisons-la quand même (et remisons décidément les tambourins) mais prenons conscience de ceci : sommes-nous capable de prendre au sérieux ce que ce passeur apporte ? En ceci consiste notre avis : nous n’en sommes pas capables car nous ne sommes pas sérieux. C’est qu’il y a dérision et dérision ; dans sa manière de fonctionner dans la dérision, il y a du sacré : Demeure fragile et Pour Louis de Funès sont des textes sacrés ; le difficile est de prendre cela au sérieux. Ce qui est à respecter ici, c’est le vrai sérieux comique qui se dégage de ces textes. Quelque chose s’y passe parce que quelque chose s’est passé au moment de l’écriture ; si quelque chose a pu se passer, c’est que quelqu’un a été sérieux : ce sérieux fut celui du passeur, de l’écrivain puis de l’acteur et enfin, éventuellement, celui de l’individu qui accuse réception de ce qui s’est passé. Sérieux, il s’agit de l’être pour le lire : on ne peut pas le faire à la légère, par-dessus la jambe, cela n’aurait pas de sens (en même temps, être trop sérieux n’est pas non plus recommandé) : c’est une littérature qui nous remet à notre place (une place d’avant la machine à dire Voici) et nous donne donc à voir ce qu’est le vrai sérieux comique.

Ici, l’on se dit (fût-ce prétentieux) que nos rapprochements avec Gotlib (et Goossens) étaient peut-être pertinents : chez le dessinateur, lui-aussi adepte du ready-made humain (Isaac Newton, Claude Chabrol, Orson Welles, etc.), la dérision va presque toujours de pair avec un certain sérieux – et c’est cela qui est comique. Ce sérieux tout enfantin se retrouve dans le jeu des acteurs novariniens qui ne jouent pas comique mais le sont vraiment, c’est à dire sans chercher à l’être et sans cabotiner, par la seule attention portée aux rythmes, aux mots et aux sonorités : c’est aussi comme cela qu’il faut jouer Feydeau qui comme Novarina (ou Gotlib dessinant) croit à ce qu’il raconte. Rien n’est faux ni joué : tout est d’emblée sérieux et le comique est en quelque sorte la conséquence de ce sérieux initial. Tout ceci a été plus ou moins théorisé dans la Lettre aux acteurs : ces derniers doivent en effet retrouver sur scène la fraîcheur de l’apparition du mot sur la page et le sérieux non sérieux qui présida à l’écriture. Les spectateurs ont eux aussi un rôle à jouer mais il est plus compliqué d’en parler : le public est une bête trop multicéphale – et entrent ici en ligne de compte des éléments aléatoires et fluctuants comme l’état d’esprit du moment, le temps qu’il fait dehors, la manière dont on a digéré les vraies nouvelles des véritables Machines à dire voici, le contexte du spectacle, l’ambiance générale, le degré de concentration, de connivence avec l’œuvre, la préparation au choc, l’entraînement de chacun mais aussi la « personne-qui-est-assise-à-côté-de-soi », la « personne-qu’on-n’aurait-pas-dû-inviter », la « dame-devant-qui-porte-un-grand-chapeau », « celui-qui-tousse-sans-avoir-vraiment-envie-de-tousser », la « personne-qui-sort-en-faisant-des-réflexions-désobligeantes-sur-le-spectacle », le problème des portables qui sonnent, etc. Tous ces éléments ont à voir avec la vie du spectacle qui se joue sur scène et il faudrait un jour (Novarina le préconise mais la chose est-elle possible ?) étudier scientifiquement, balistiquement, logodynamiquement, ce qui se passe vraiment dans cette salle de squatch qu’est le théâtre…

Enfin, qu’on nous laisse donc expliquer ici, en un rapport/bilan de thèse tout à fait personnel (et parce qu’enfin, dans l’absolu, ce n’est peut-être pas complètement sans intérêt d’un point de vue physique, organique, biologique, humain) en quoi consistèrent les déclics et autres mini-révélations qui s’opérèrent en nous en faisant ce travail…

Quand Novarina nous signifie que la parole a à voir avec la main, c’est vrai : nous faisons peut-être ici un contresens fondamental par rapport à l’idée exprimée mais toujours est il qu’en écrivant ceci sur ordinateur et en effectuant certaines opérations (enlever, ajouter, aller à la ligne, resserrer, déplacer) nous avons parfois eu le sentiment de toucher les mots avec les yeux. Idem pour le classement des notes prises à partir des pièces étudiées : nos gestes étaient les mêmes que ceux d’un cuisinier écossant des haricots d’espèces différentes afin de les mettre dans des bassines (ici, c’était des chemises) et tout, alors, se confondait : la main, l’œil, le corps, la chaise, le papier, la table (la folie n’était pas loin).

Il y a quelques années déjà, en lisant Guignol’s Band dans la nuit, nous avions vu danser les mots et compris la métaphore du rigodon ; en allant voir Agnès Sourdillon dans L’Ecole des femmes, nous avons vu les fameux « rubans de parole » : il se passait en effet quelque chose de cet ordre – mais impossible à dire… C’est peut-être qu’il y a métaphore et métaphore et que celles de Novarina ont à voir avec certaines réalités difficiles à nommer…

En allant voir, très concentré, prenant des notes, L’Origine rouge, le décor fut tout d’abord l’objet de notre attention : du rouge et des formes noires et comme à chaque fois avec Novarina, quel que soit le support utilisé (radio, papier, scène), une machine se met en branle qui a à voir avec de l’imagination, du délire interprétatif et l’envie de jouer, de s’amuser. Bref, des figures se forment. Des histoires se racontent – un peu comme un enfant mal réveillé, considérant dans la pénombre les plis d’un simple rideau, voit tout à coup surgir des monstres, des dragons et des extraterrestres. Tout cela, donc, se passe avant que commence le spectacle proprement dit. Puis, brusquement, Laurence Mayor entre en scène. Elle sidère et fait rire avec une liste incroyable. L’attention ne se porte donc plus, ou beaucoup moins, sur les figures noires qu’on a vues, cru voir et les échafaudages pataphysiques, intérieurs, mentaux à partir de celles-ci. A présent, on est surtout attentif à cette parole qu’on voit littéralement circuler d’un acteur à l’autre, aux chaussures de Michel Baudinat, au Saut de la Mort de Dominique Pinon, à la lumière éclairant André Marcon, à des jeux de scène de type circassien, à mille détails qui n’en sont pas : un tatouage, une grimace, une réaction du public, un portable qui sonne, une sorte de grand miroir sans glace que tient Valérie Vinci, un pantin d’aspect martial dans un castelet, une main (celle d’Agnès Sourdillon) passant par le trou d’un mur et se posant sur une épaule (celle de Dominique Pinon), des plis anormaux de pantalons, une non-manche, une veste qui rebique au niveau de la base, sur un des côtés, bref des vêtements bizarres, burlesques mais légèrement inquiétants – quoiqu’il en soit, le travail sur le costume est de toute beauté ; ici, un seul autre auteur est relativement comparable, à cause justement (entre autres) de ces costumes, c’est Lewis Carroll. Vitesse, panique, surprise : on est au pays des Urlumerveilles. Impossibilité toujours absolue d’y comprendre quoi que ce soit, et pourtant des mots se détachent, percutent : « Bibi la frite », « merduple », « le placenta de la mère », « Ouistiti-je ? », « Mort à la mort ! », etc. Il y a encore les pancartes (l’une annonçant que « [le] temps nous tue avec amour »), l’accordéon, les machines à dire Voici, des entrées, des sorties, etc., etc., etc. Bref, et un peu comme chez Céline, cela défile, danse, tourne, trace, virevolte, ne lambine pas mais, cela dit, vers la fin de la pièce, le rythme se ralentit un peu, pendant quelques secondes :les acteurs semblent regarder le sol : les figures n’étaient plus là. Les figures imaginées à partir des formes noires s’étaient transformées par suppression-adjonction. Il y en avait d’autres, nouvelles ; serait-ce donc la parole qui aurait modifié cette perception des figures ? Tel serait peut-être l’avis de l’auteur...

Pendant cette représentation où Valère Novarina, quelques rangées plus bas, était d’ailleurs présent, une idée nous assaille tout à coup, se présentant concrètement comme un défi a priori paradoxal et se formulant très exactement de la sorte : "dans cette salle, spectateurs, acteurs et auteur compris, t’es celui qui comprend le moins et c’est pour ça que tu vas faire cette thèse !" – on le voit : chose promise, chose due.

Un autre soir, après avoir revu la pièce, s’est instaurée une sympathique discussion, très libre, avec les acteurs, assis un peu comme dans Le Repas (si bien sûr l’on excepte la table) ou L’Espace furieux et répondant avec intelligence et humour aux questions posées par le public. L’un d'eux semble sous-entendre qu’il s’est disputé avec des amis qui ne partageaient pas vraiment sa passion pour cette forme d’écriture : on peut perdre des amis à cause de Novarina ; c’est la mini-conclusion qu’on pouvait en tirer – et là encore, c’est vrai.

Après cette trop courte discussion, en descendant l’escalier pour gagner la sortie, en s’approchant de la scène rouge jusqu’à la toucher, on ressent une force fantastique ; c’est la couleur même, la texture, la matière, qui semblent conférer cette énergie. Devant le décor peint du Drame de la vie, même incitation au jeu et même possibilité de délire personnel ; concrètement, sur une photographie des panneaux en question, nous avons vu, de gauche à droite, un super-héros au visage ressemblant à ceux de Cocteau qui s’envole mais qui en est désolé (il en pleure), une salamandre à tête et queue de singe mais également mâtinée de kangourou qui dans un effort pathétique essaie de l’empêcher de partir (à moins qu’elle ne cherche à partir avec lui), un placide hibou masqué appartenant au Klu Klux Klan, deux shadoks montrant les dents et se prenant violemment à parti, un petit renard tenant une fleur plus grande que lui, une mini-danseuse échappée d’une boîte à musique, une mini-chimère mi-caméléon mi-perruche mi-taureau (c’est peut-être Picasso), un géant famélique et âgé (il s’aide d’une canne) arrêté et même menotté par un policier raide comme la justice (équivalent novarinien du Longtarin d’André Franquin), un squelette auréolé (Lazare ?) ne voulant pas que les vivants l’oublient, un clownesque homme-ressort surpris par le retour de ce mort-vivant et qui va être victime du gag de la peau de banane (ici remplacée par une bille rouge), une géante apparentée à un arbre, un homme-enfant qui n’ose pas demander la parole, un petit clown échappé d’une fête qui considère ses propres rubans de parole et ne les comprend pas (il a trop bu), un couple de siamois (Adam et Eve ?), un être immense très étonné par le fennec volant qu’il voit passer devant lui, un goupil-danseur de gigue essayant d’attraper un mini-fantôme flottant dans l’espace, une torche humaine qui court pour s’éteindre, un géant très longiligne et, pour le haut de la peinture, une ubuesque contrebasse à pattes de grenouille qui fait des bonds splendides, une cornemuse en forme de cœur, une trompette à cornes, un klaxon, un radis poilu, un coquillage volant, un homme-tronc aux bras très longs et enfin, pour le plafond, de mystérieux nuages, une nuée de nouveaux monstres en puissance (sorte de « forces ailées » dont il s’agira de se méfier) se formant déjà sous nos yeux, quoique très vaguement et de façon encore embryonnaire.

Devant les portraits des personnages dessinés par Novarina et rassemblés à Avignon à l’occasion de la représentation de L’Acte inconnu, c’est un autre jeu qui peut s’instaurer : celui qui consiste à essayer de voir le(s) lien(s) existant (ou pas) entre l’image et le nom (« Vélox » fait bien du vélo mais il n’est guère véloce : on dirait un escargot ; le « professeur Uri » devrait s’appeler le professeur Cri, lui qui "urle" en effet, etc.) : là, dans cette petite salle de type mausolée, nous avons vu des athlètes, des hommes couchés, des « cadas » entraînant parfois autrui dans leur agonie en balançant des venins vampirisants, des « doctusses » comiquement rigides, des gens de cirque et des hommes d’églises (prêtres et papes) et des animaux (escargots, phoques, chiens ou autres) souvent humanisés (mais pas comme chez Walt Disney) à moins qu’il ne s’agisse d’animaux parlés, traversés par la parole et se redressant à cause de terribles flux rouges qui surgissent du sol. En le lisant, souvent l’après midi, surgissaient d’autres figures : la vitesse, l’humour, la cruauté et le danger étaient les mêmes que chez Tex Avery. En littérature, normalement, ce n’est pas possible – sauf chez Céline, Guyotat, Joyce, Burroughs, Max Jacob et Benjamin Peret.

Par ailleurs, il y eut comme l’impression, en le lisant, non de faire des révisions, mais de faire indirectement une sorte de bilan de toutes nos connaissances en matière littéraire, artistique – mais le comparer à d’autres et essayer d’établir des filiations était aussi un des moyens de s’en sortir en tant que thésard potentiel ; bref, nous avons vu défiler devant nous toute l’histoire de la littérature : aurions-nous, en le lisant, croisé le regard de ce que l’on pourrait nommer, d’un absurde mot-train, l’Histoire-de-la-littératurosaure ? Allen S. Weiss dit vrai : le lire, c’est les lire. Ils étaient tous là : ceux qu’il dit, et d’autres, qu’on n’a jamais lus parce qu’ils n’écrivaient pas ou alors par signes, dans l’espace (comme Louis de Funès).

Au début, à chaque nouvel achat de pièce, il y avait comme une tendance étrange qui consistait dans une sorte de refus à ranger vraiment ces livres avec les autres livres écrits par d’autres auteurs et qui se trouvent être en notre possession : c’était là une forme de fétichisme absurde avec lequel il fallait rompre le plus vite possible. Le jour où les livres de Novarina ont concrètement rejoint le tronc commun de la bibliothèque en question fut un palier décisif quant au désir qui se précisait en nous de travailler sur cette œuvre dans le cadre d’une thèse de doctorat. On a fait allusion à ceci dans notre introduction : faire de Novarina un ovni absolu dans l’histoire de la littérature constitue une erreur assez grossière. Ajoutons que c’est justement parce qu’un socle très solide est là (biblique, homérico-ovido-virgilien mais aussi rabelaisien, shakespearien, etc.) que cette œuvre vieillira très bien : malgré sa modernité extrême et sa nouveauté radicale, elle possède des fondations très solides.

Nous avons compris grâce à lui, Novarina, la notion d’être parlé, écrit, agi. « A pensé » est très rare – « Ai pensé » : rarissime. La plupart du temps, en effet, les mots se jouent de nous. Il y a des moments où nous surfons sur la vague de la parole, où on peut concrètement sentir qu’on est porté par elle. Quoique improuvable, tout ceci est vrai. Plus intimement, nous savons très exactement ce que signifie la phrase « J’ai été deux dans des lieux noirs de joie », et que « crimer » est synonyme d’oublier. Nous savons aussi que la lecture d’œuvres très fortes comme l’est la sienne (idem pour Dante, Céline, Tchouang Tseu, Melville ou Faulkner) peut déboucher sur de relatives « Relevailles ». Avant de le lire, nous savions déjà que sainteté et clownerie étaient indissociables et que sans saugrenu, il n’est pas de grandiose : nous en avons eu une sorte de confirmation en lisant Demeure fragile et Pour Louis de Funès.

Nous avons eu la révélation du théâtre lu seul. Le théâtre va vite et tourbillonne. C’est l’art de la vitesse. Un art moderne. Il faut s’appeler Céline pour faire passer cela dans le roman – ou alors jouer comiquement avec la lenteur comme Beckett dans Molloy ou Murphy. Comme l’art hélas actuellement assez peu prisé par le grand public de la dramatique radiophonique, l’acte de lire du théâtre en solitaire fait de plus travailler l’imagination d’une façon extraordinaire, fantastique. De ce point de vue, il nous paraît un peu dommage, comme on s’en rend compte à chaque rentrée littéraire, que le roman proprement dit occupe quasiment toute la place en terme de couverture critique et éditoriale. On sait le combat subtilement mené par Robbe-Grillet critiquant avec raison la permanence, objectivement assez anachronique (la chose restant vraie) d’un roman de type balzacien (on entend par-là : nécessité d’une intrigue véritable, histoire forcément linéaire, personnages toujours plus ou moins stéréotypés). Avec Pinget, Simon, Beckett, Sarraute (ajoutons Duras et Queneau, et bien sûr Robbe-Grillet), reconnaissons qu’il y eut, en effet, des tentatives tout à fait réussies de renouvellement du genre, même s’il convient de rappeler que Joyce – mais il y avait déjà un peu cela chez Sterne et Diderot – proposa avec Ulysse un roman sans unité de style, respectant le caractère discontinu de la pensée et qu’il n’hésita pas (tel Melville dans Moby Dick) à farcir de théâtre (cf. présentation en dialogues, choralité, etc.) voire d’opéra/opérette et de musicalité. Or, chez Novarina (et ceci assez paradoxalement étant donné son statut d’auteur dramatique), il semble qu’on puisse encore parler de romans ou, en tout cas, qu’on puisse lire ses pièces comme des romans qui seraient donc sans intrigue(s) cousue(s) de fil blanc et dont le seul véritable personnage principal serait en fait peut-être la parole même (voire « La Seule à Cédille », soit le français), la différence fondamentale avec le Nouveau Roman proprement dit (et avec Joyce, Melville, Sterne ou Diderot) étant que là, on bascule vraiment dans autre chose ; la rupture proposée par Robbe-Grillet et consorts est-elle vraiment si forte, radicale ? Le Spectre de Balzac (ou plutôt du roman balzacien) ne traînerait-il pas encore un peu dans les parages ? Ainsi donc, il y aurait donc encore comme un parfum de roman chez Novarina, mais alors un roman qui aurait coupé les ponts (le cordon ombilical ?) avec le XIXème siècle et qui serait vraiment passé à autre (/outre) chose, qui serait ailleurs (dans une quatrième dimension du langage peut-être) tout en ayant renoué – mais dans la lignée de Carroll, Jarry (cf. Faustroll) ou Tex Avery – avec la tradition terrible du conte de fée.

Marion Chénetier a lu La Lutte des morts comme un roman épique, une épopée sportive à mettre en relation avec le Tour de France. Nous-même avons lu, comme on l’a vu, Le Drame de la vie comme un roman de science-fiction, Je suis comme un roman noir et Vous qui habitez le temps comme un roman policier. Enfin, il faudrait peut-être lire La Chair de l’homme comme un roman inédit de Rabelais, le vrai Cinquième en quelque sorte ou bien un Sixième du niveau du Quart – épopée comique dont l’auteur, de fait, semble s’être inspiré comme il l’explique dans Chaos (in T.P.). Quant à L’Inquiétude (plus encore que Le Discours aux animaux et L’Animal du temps), nous l’avons rapproché d’un conte cruel de Perrault, à savoir Le Petit Poucet. On pourrait, cela dit, continuer ce petit jeu : si Demeure fragile et Pour Louis de Funès sont assimilables à des essais (d’art ou sur l’acteur), Le Babil des classes dangereuses peut être lu comme un roman sociologique simenonien, L’Atelier volant comme un roman pamphlétaire écrit par un jeune homme révolté par les injustices du monde, Le Jardin de reconnaissance comme le roman d’Adam et Eve confrontés à ce que l’homme est devenu et aux sirènes de la mondialisation, L’Opérette imaginaire comme un roman populaire brésilien où se côtoient mort, amour et humour, L’Origine rouge comme une crypto-suite à Alice (cf.» Alice au pays des machines à dire Voici », voire « Alice contre les machines à dire Voici »), La Scène comme une tentative pataphysique (et amorcée dans L’Origine rouge) de tudage complet de la mort et enfin L’Acte inconnu comme un avatar novarinien de l’hugolienne Légende des Siècles. Bref, le combat qui consiste à militer pour une Défense et Illustration d’un Roman Novarinien et surtout d’un théâtre à lire comme des romans (car, au fond, tout cela peut aussi valoir pour Shakespeare, Sophocle, Claudel ou Feydeau) sera désormais le nôtre.

Pour quitter le roman et revenir sur scène, évoquons brièvement notre expérience d’assistant metteur en scène car là, en secondant Jean-Pierre Armand fondateur de la compagnie « Le Cornet à dés » et qui adapta Lumières du corps avec Jean-Yves Michaux à la Cave-Poésie de Toulouse en novembre 2008, les impressions furent bien sûr très différentes : la confrontation avec le texte est une chose – mais le passage à l’acte en est une autre... Ce travail d’assistant metteur en scène aura été pour nous une sorte d’aboutissement : nous y avons eu la confirmation de ce que nous pensions : le vrai passeur, c’est l’acteur. Pourtant, il nous semble que l’étudiant-chercheur peut lui-aussi jouer ce rôle, s’il sait s’effacer le plus possible comme nous avons essayé de le faire à travers cette thèse de doctorat.

Si nous sommes allés jusqu’au bout de ce travail difficile, c’est aussi parce que nous croyons à notre plan et au cadre de travail qu’il nous aura permis de fixer : ce plan nous paraît en effet proposer un quadrillage rhétorique assez complet se caractérisant par une relative plasticité intéressante pour le futur en ce qu’elle nous permettra d’intégrer d’autres aspects ou de proposer de nouveaux développements. Partant du principe qu’il serait très étonnant que l’auteur, tout à coup, se mette à écrire de manière compréhensible et plate ou qu’il arrête d’être drôle et créatif, nous enrichirons donc encore et toujours l’étude entreprise, quitte à inventer de nouvelles sous-parties – mais en conservant les grandes lignes de notre étude rhétorique (à savoir » Invention verbale et musicalité », « Alerte dans les zones de Broca » et « Grandiose et saugrenu »). Ici, il s’agira pour nous de tenir compte des pièces à venir et de continuer à étudier l’évolution de l’œuvre en utilisant des outils universitaires et en proposant une sorte d’historique sur le vif, ainsi que Nadeau procéda pour son Histoire du surréalisme : si elle présente quelques défauts, la grille rhétorique continue à nous apparaître comme une approche possible (et qui permet en tous cas d’éviter de verser dans une subjectivité par trop débridée).

Plus sobrement, concluons donc ainsi : dramaturge, peintre, décorateur, metteur en scène, Novarina semble boxer dans une catégorie qui n’existait pas avant lui en créant un théâtre sportif complètement nouveau ; anarchiste plein de finesse, artistocrate, son œuvre est tout à la fois une alternative à la « Machine à dire voici », un défi à la société, un drapeau hurlant, un cri de gibbon et un signal d’alarme.

Bref et sans vouloir nous présenter comme une sorte de mini-apôtre de la Bonne Parole Novarinienne, nous aurons donc souhaité, par le « sacrifice comique » d’une thèse, accomplir un travail de passeur, proposer une vision panoramique de la période 75-2010, expliciter notre vision personnelle et en quelque sorte ajouter notre grain de sel – toulzien en l’occurrence (car, pour être honnête et comme on l’aura compris, la première personne du pluriel, même si elle se justifie universitairement, aura parfois été légèrement absurde) – à la glose déjà existante, en espérant qu’auteur et jury, devant tant de lacunes et de maladresses, sauront se montrer tout à la fois cléments et indulgents

« J’ai fait le don. » disait Céline : il nous semble que lorsque sera venu pour lui le moment d’établir un vrai bilan, l’auteur (qui, lui, parlerait donc plutôt de « sacrifice comique ») pourrait faire sien ce mot ; ce moment n’est pas venu et c’est heureux : il semblerait en effet que le Magicien malgré lui ait d’autres tours dans son sac (et le Petit Poucet d’autres cailloux dans les poches). Pour tout dire, nous sommes persuadés que l’aventure ne fait que commencer.

Notes
4.

45 Rappelons-les : « doin, organ, iliette, lerdil, vicin, ilepte, arde, beûles, mandre, archamp, clif, dace, nazuf, izif, nouère, ivouère » (J.S., p. 192)

446.

Guillaume Asselin, Le sourcier de chair : du rapport de l’écriture auchamanisme, La bouche théâtrale, op. cit., p. 81.

447.

Henri Monnier, Ferdinand furieux, L’Age d’homme, 1979.

448.

François Bon, La folie Rabelais, op. cit., p. 134.

449.

Valère Novarina, « Enveloppé de langues comme d’un vêtement de joie », Java, op. cit., p. 43.

450.

Daniel Znyk, « Habiter la partition » (rencontre avec les acteurs de L’Origine rouge), Mouvement, op. cit., p. 30.

451.

Jean Dubuffet, Deuxième préface prévue pour Le Drame de la vie (elle figure à la fin de l’édition de l’œuvre proposée par la collection Poésie-Gallimard).