Première partie : Écritures de violence et modernité francophone
Vers une toute puissance du signifiant ?

Note introductive

Les œuvres romanesques respectives de Rachid Boudjedra et de Sony Labou Tansi, interrogent la nature et la forme du langage qui tiennent, pour « lieu plein, programme narratif » 94 dela modernité, trois catégories narratologiques95 à l'intérieur desquelles s'est opérée une « rupture féconde » 96 .

La première catégorie narratologique traite de la notion de personnage. Soumise « à l’épreuve du changement » 97, elle évolue vers une perspective dialogique : elle tente de rétablir un équilibre discursif autour d'une stratégie d'impouvoir, à laquelle est associée ce que nous appelons « la mort du personnage-héros ». Est adjointe, à celui-ci, une figure concurrente, à la faveur de l'émergence d'un personnage encore inédit que nous dénommons « les gens d'en bas ». Sa fonction consiste à répercuter la forme souvent indicible et/ou inaudible du langage de groupe. De même, se pose la question de savoir si la troisième catégorie de personnage, en l'occurrence « les personnages immondes », au-delà du dépassement de la logique binaire et manichéenne d'une modernité balbutiante, n'indique pas une impulsion langagière supplémentaire. En effet, ne se charge-t-elle, de manière explicite, de dire le délire/dé-lire inscrit dans la régression et la perversion que dénotent les identités narratives unifiées autour de cet « être de papier » ? En outre, ce type de personnage ne constitue-t-il pas un champ d'expressivité implicite où les intentions auctoriales qui le stigmatisent, selon le principe girardien du B ouc émissaire 98,coïncident avec une cruelle et non moins sanglante « coopération interprétative » 99 du lecteur ? Pour cause, « l' horizon d'attente » 100 de ce dernier ne s’apparente-t-il pas à un Chemin des ordalies 101, autel sur lequel ces figures « immondes » sont sacrifiées ? Cependant, si des trois structures actantielles citées ci-dessus se dégagent « des effets [extérieurs] de lecture programmés par le texte » 102, la dernière catégorie de personnage, à savoir « les personnages-écrivains », n'inscrit-t-elle pas son langage, exclusivement, dans une approche autotélique ? Cette mutation forte du roman africain, au regard tant des signifiants de l'auto-fiction que de la typologie et de la technique d'écriture du roman « à tiroirs », forme éminemment moderne d'une fiction bâtie sur le langage, ne s'inspire-t-elle pas du Nouveau Roman notamment ?

La deuxième catégorie narratologique s'articule autour de la textualisation de l'espace. Ce qui suppose que la formalisation et les stratégies discursives élaborées, incarnent à la fois « une virtualité qui s'actualise dans les monades ou les âmes, mais aussi une possibilité qui doit se réaliser dans la matière » 103. Non sans suggérer qu'elles travaillent deux théories spatiales équidistantes, à qui elles insufflent une dynamique langagière qui dépasse le caractère byzantin de l'une et modère les velléités totalisantes de l'autre. Aussi la spatialisation s'oriente-t-elle vers quatre déclinaisons fécondes dont, d'abord, l'adaptation/adoption d'un « chronotope » 104 africain. Celle-ci ne dessine-t-elle pas un nouveau rapport espace/temps en s'érigeant comme « sémiosphère » 105 d'une écriture de la violence qui synchronise deux processus, l'une d'objectivation, l'autre de subjectivation ? De même, la deuxième déclinaison de la spatialité, caractérisée par « la mort des oppositions spatiales », « contrepoint (…) de tout discours idéologique » 106, politique et/ou communautaire dans l'espace romanesque des littératures émergentes, n'introduit-elle pas un nouveau paradigme langagier davantage préoccupé par l'individuation de sa formulation et les modalités immédiates et immanentes de celle-ci ? Ce faisant, la tentation du fantasme et de l'imagination débridés, à travers « l'espace du virtuel », objet de la troisième déclinaison spatiale, ne désigne-t-elle pas, au-delà d'une fonction narrative hébergeant « la folle du logis », l'expressivité d'une spatialité ? Ne traduit-elle pas, dans l'économie d'une écriture de violence, les lieux de la perte, de l'angoisse et de la douleur ? N'équivaut-elle pas, par conséquent, à un supplément de langage dont l'inintelligibilité n'est que facticité, dès lors qu'il devient possible d'imaginer un tel discours « comme autrement dit » 107 ? Dans le même registre, « l'espace de l'enfermement », sujet de la quatrième et dernière déclinaison du traitement de la spatialité romanesque, ne s'apparente-t-il pas à une « tauromachie » 108 du fait d'un double, et non moins trouble, jeu d’endiguement du discours (corps du texte) et d’empêchement de la parole (texte du corps) ? En effet, les découpages et autres recoupements ne connotent-ils pas une violence ? Cette dernière ne rejoue-t-elle pas, autrement, le « drame de la géométrie intime » 109, dès lors qu'elle déplace les enjeux de coercition relatifs à un espace sous domination ? Celui-ci ne recouvre-t-il pas, désormais, uneterrirorialité nouvelle à partir d'un renversement langagier : celui-ci pose le sujet masculin, du fait de sa logorrhée guerrière, comme victime expiatoire de sa propre violence et suppose que son homologue féminin triomphe à partir de la séduction et l'énigme langagières qu'elle oppose au premier ?

Le troisième et dernier registre narratologique (si on peut l'appeler ainsi) traite de l'humour notamment lorsqu'il abrite une dynamique discursive et langagière lui conférant « la possibilité de négocier avec la violence » 110 selon, principalement, trois modalités narratives. D'abord, le recours aux trois registres du comique (le comique de mots, le comique de geste et le comique de situation) ne préfigure-t-il pas un dialogisme entre humour et violence, quand le premier met l'accent sur le rapport attirance/rejet de la langue auctoriale vis-à-vis de la langue française sinon manifestement « baragouinée » du moins librement « triturée » 111 ? Le deuxième, sous forme de mise en scène d'une mécanique, d'un automate, d'une pantomime ou d'un clown, n'interprète-t-il pas maladresse, vacuité et excès comme réflexivité d'une impossibilité langagière ?Le troisième ne désigne-t-il pas, à travers le grotesque du digestif et du sexuel notamment, une situation narrative qui semble échapper à tout langage ? Ensuite, s'il existe un Principe dialogique clairement établi entre humour et violence à partir de signifiés comiques, les signifiants de ce lien n'apparaissent-ils pas sous la structure formelle de la caricature, dont l'étude des constructions, brèves et allongées, révèle de ce que Roland Barthes désigne comme un « monde de signes » 112 ? Enfin, l'humour en tant modèle esthétique de violence, par le biais de « l'humour tragique », ne s'achemine-t-il pas vers un espace de communication littéraire dont le substrat langagier dépolitise l'argument du « refoulement » freudien et fait valoir une ambiguïté motivée par Langagement 113 ?

Ainsi, le roman africain francophone, notamment dans les œuvres respectives de Rachid Boudjedra et de Sony Labou Tansi, pose son modèle narratif d'écriture de la violence en tant qu'il procède de la modernité littéraire. La validation de ce présupposé, s'appuie, pour l'essentiel, sur « le principe de la sensation de la forme » 114. On peut le définir ainsi :

‘Il fallait comprendre que la forme est quelque chose qui doit être vécue, que vivre signifie s'attribuer des formes. La vie étant perçue comme ce qui se développe et s'exprime dans et par les formes artistiques, la forme et la vie ne sont plus dissociées. Ce formalisme mélange la perception des formes artistiques avec la perception de la vie ou du « monde externe ».115

Par conséquent, il investit moins son champ référentiel qu'il ne met en exergue sa dynamique textuelle. Celle-ci fonde des structures qui nourrissent l'émergence d'une fiction mobilisée autour d'une pratique subjective sans restriction.

Notes
94.

Hamon Philippe, Le personnel du roman, Genève, Librairie Droz, [1983, coll. « Histoire des idées et critique littéraire »], 1998, p. 108.

95.

Adam Jean-Michel, Le récit, Paris, Presses Universitaires de France, 1984, p. 4 : « [La narratologie] s’efforce d’analyser le mode d’organisation interne de certains types de textes. »

96.

Barthes Roland, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Éditions Gonthier, 1953, p. 36 : « La Littérature est comme le phosphore : elle brille le plus au moment où elle tente de mourir. (...). La modernité commence avec la recherche d'une Littérature impossible. Ainsi l'on trouve, dans le Roman, cet appareil à la fois destructeur et résurrectionnel propre à tout l'art moderne.»

97.

Coussy Denise, La littérature africaine moderne au sud du Sahara, Paris, Karthala, 2000, p. 37.

98.

Girard René, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982.

99.

Eco Umberto, Sémiotique et philosophie du langage, Paris, PUF, [1984], 1988, p. 71.

100.

Jauss Hans Robert, « Littérature médiévale et théorie des genres », in Genette Gérard et al., Théorie des genres, Paris, Le Seuil, 1986, p. 42 : « (…) toute œuvre suppose l’horizon d’une attente, c’est-à-dire d’un ensemble de règles préexistant pour orienter la compréhension du lecteur (du public) et lui permettre une réception appréciative. »

101.

Laâbi Abdellatif, Le chemin des ordalies, Paris, Denoël, 1982.

102.

Jouve Vincent, L'effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1992, p. 21.

103.

Deleuze Gilles, Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1988, p.140.

104.

Bakhtine Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 237 : « Dans le chronotope de l'art littéraire a lieu la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret. Ici, le temps se condense, devient compact, visible, tandis que l'espace s'intensifie, s'engouffre dans le mouvement du temps. »

105.

Lotman Youri, « La sémiosphère », ch. 8-13 de L'univers de l'esprit, Moscou, Éditions Université de Tartu, 1966, trad. Presses Universitaires de Limoges (PULIM), 1999.

106.

Bonn Charles, « Roman national et idéologie en Algérie. Propositions pour une lecture spatiale de l'ambiguïté littéraire », in Annuaire de l'Afrique du Nord, Aix en Provence, IREMAM, 1984, p. 518.

107.

Fleury Cynthia, « La gloire du roseau pensant : l'imagination comme autrement dit », in Métaphysique de l'imagination, Paris, Éditions D'Écarts, 2000, pp. 311-353.

108.

Leiris Michel, « De la littérature considérée comme tauromachie », in L'âge d'homme, 1939, Paris, Gallimard, [Rééditions 1946], p. 12 : « Le matador qui tire du danger couru occasion d'être plus brillant que jamais et montre toute la qualité de son style à l'instant qu'il est le plus menacé (...). »

109.

Michaux Henri, L'espace au dedans [1944], Paris, Gallimard, 1998, p. 24.

110.

Rao Sathya, « Humour et postcolonialisme en francophie », in www.arabesques-editions.com/revue/francophonie/article043101.htmL#_edn6

111.

Boudjedra Rachid, « Les mots et la langue », in Algérie Littératuture/Action, Paris, Éditions Marsa, n° 5, novembre 1996, p. 95.

112.

Barthes Roland, Le grain de la voix : Entretiens, 1962-1980, Paris, Le Seuil, 1981, p. 225.

113.

Gauvin Lise, Langagement. L'écrivain et la langue au Québec, Montréal, Éditions Boréal, 2000.

114.

Chklovski Victor, Résurrection du mot (1913), cité par Eichenbaum Boris, « La théorie de la « méthode formelle » » (1925), in Todorov Tzvetan (sous la direction de), Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes, Paris, Le Seuil, 1966, p. 43.

115.

Tchougounnikov Sergueï, « Le formalisme russe : entre pensée organique allemande et premier structuralisme », in Protée, vol. 31, n° 2, 2003, pp. 86-87. Version numérique de l'article : http://id.erudit.org/erudit/008757ar .