Chapitre I : Un statut nouveau pour le personnage

Pour Yves Reuter, « toute histoire est histoire des personnages » 116. En effet, selon ce critique, les personnages romanesques, par les « unités linguistiques » 117 auxquelles ils renvoient, c’est-à-dire le nom propre, le surnom ou une autre appellation, constituent un nouvel enjeu moderne. Ce qu'il nomme « unités linguistiques », François Corblin le signifie par « désignateurs » 118 . Dans le cadre des littératures francophones, la définition de ce dernier tend à devenir caduque tant la fonction et la forme narratives des personnages (prénom, surnom, initial entre autres) débordent le lit du signifié et charrient la place du signifiant119, « formatrice, porteuse de forme » 120. Cette immixtion dans le langage procède de « stratégies fatales » 121 en vue de contrecarrer sinon « l’impouvoir » progressif des personnages principaux du moins leur « remise en question périodique » 122 .

La nominalisation, dont Roland Barthes souligne la fonction éminemment sémiologique123, offre à Rachid Boudjedra dans Les 1001 années de la nostalgie 124, notamment à travers la figure de S.N.P. Mohamed, le personnage principal, la possibilité d'articuler une ambiguïté autour d'un prénom à surdétermination sacrée dans l’espace maghrébin. Écriture ambiguë en ce que la trivialité des initiales S.N.P. (Sans Nom Patronymique) corrompt la dimension religieuse, voire prophétique, du prénom Mohamed :

‘Depuis sa naissance il se répétait que puisqu’il n’avait même pas de nom patronymique dûment enregistré comme la plupart des habitants de Manama, il ne voyait pas pourquoi il se comportait comme tout le monde (…).125

La situation serait similaire dans l’espace négro-africain si les voiles du mythe et du mystère ne venaient pas couvrir en permanence la désignation des hommes et des choses126. Dès lors, l’ambiguïté narrative qui caractérise l’écriture moderne de Rachid Boudjedra, devient chez Sony Labou Tansi, notamment dans Les yeux du volcan 127, un procédé d' « étrangisation » 128. En effet, pour reprendre les termes de Jean Baudrillard, « il y a là quelque chose d’étrange » 129 quand sont convoqués des personnages dont le choix du patronyme révèle une double quête de polyphonie et d’exotisme :

‘Nos légendes ne sont pas plus claires sur la question de notre origine. Elles l’ont mariée en des noces féroces à l’existence de Mahon-Mahan (…). D’autres histoires nous attribuent un ancêtre plutôt douteux, quoique plus fiable sur le plan des influences et du tempérament : (…) Goya-Goyam.130

Ainsi, la polyphonie onomastique des personnages qui s’inscrit plus dans une dimension rhétorique que sémantique, procède d’un « signifiant privilégié du discours » 131, par conséquent se positionne dans le champ du langage. Par ailleurs, la part d’exotisme et de fantaisie, brodée ici ou là autour des noms de personnages, participe d’une volonté de déranger le « lecteur entêté » dans ses certitudes et de changer sa représentation de l’altérité, souvent conçue selon des clichés. Dès lors, ce qui fonde la modernité de la problématique du personnage chez Rachid Boudjedra et Sony Labou Tansi, et au-delà d’eux, dans les littératures francophones du Maghreb et de l’Afrique noire, c’est leur nouveau positionnement comme « agents actifs » du langage. Ce qui, dans l’économie du texte, débouche sur une redistribution actantielle, faite, sinon dans la « méfiance » 132 du moins dans la nuance,par le biais de « la mort du personnage héros », du personnage de groupe ou « les gens d’en bas », des « personnages immondes » et des « personnages écrivains ».

Notes
116.

Reuter Yves, Introduction à l'analyse du roman, Paris, Bordas, 1991, p. 50.

117.

Ibid., p. 89.

118.

Corblin François, « Les désignateurs dans le roman », in revue Poétique, n° 54, 1983, p. 199-211.

119.

A ce propos, l’opinion de Roland Barthes consiste à dire que le rapport à la modernité du personnage littéraire procède d’ « une théorie des étymologies et du pouvoir fondateur du nom comme signifiant », Le bruissement de la langue, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1984, p. 122.

120.

Kristeva Julia, « Une poétique ruinée » (préface), in Bakhtine Mikhaïl, La poétique de Dostoïevski, Paris, Le Seuil, 1970, p. 20.

121.

Baudrillard Jean, Les stratégies fatales, Paris, Livre de poche, Biblio-essais, 1983, p. 67.

122.

Pageaux Daniel-Henri, « La péninsule Ibérique et l’Europe », in Didier Béatrice (sous la direction de), Dictionnaire universel des littératures, Paris, PUF, 1994, cité par Astic Guy, « Crises du roman depuis les années 1980. Pour en finir avec la nécro(idéo)logie du genre », in Roche Anne (sous la direction de), Le dit masqué. Imaginaire et idéologie dans la littérature moderne et contemporaine, Publications de l'Université de Provence, 2001, p. 21.

123.

Barthes Roland, « Proust et les noms », in Nouveaux essais critiques, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1972, p. 125.

124.

Boudjedra Rachid, Les 1001 années de la nostalgie, Paris, Denoël, coll. « Folio », 1979.

125.

Les 1001 années de la nostalgie, op. cit., p.11.

126.

Jouanny Robert, Ethiopiques. Léopold Sédar Senghor, Paris, Éditions Hatier, 1997, p. 165 : « Le nom des choses est considéré en général comme un simple moyen, arbitraire, de les désigner. (…) Le nom (…) est inséparable de sa réalité (d’où le fait, par exemple, que souvent en Afrique connaître le nom véritable d’un individu donne pouvoir sur lui, aussi le tient-on secret). »

127.

Labou Tansi Sony, Les yeux du volcan, Paris, Le Seuil, 1988.

128.

Chklovski Viktor, La marche du cheval [1923], trad. de Michel Pétris, Paris, Champ Libre, 1973, pp. 110-113.

129.

Baudrillard Jean, La société de consommation, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1974, p.

130.

Les yeux du volcan, op. cit., p. 35.

131.

Rigolot François, Poétique et onomastique, Genève, Librairie Droz, 1977, p. 13.

132.

Sarraute Nathalie, L’ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1956, p. 63.