1.4. Les personnages écrivains

Pour Charles Haroche, « plus son champ s’élargit, plus le roman, par un étrange retour sur soi, polémique avec lui-même » 245. Ce que le critique nomme par « retour sur soi », porte, selon Roland Barthes, la marque de l’entrée dans le l’ère de la modernité de la littérature française qu’il situe en premier chez Gustave Flaubert et qu’il définit comme « à la fois objet et regard sur cet objet, parole et parole de cette parole, littérature-objet et méta-littérature » 246 . L’analyse de Roland Barthes, appliquée aux littératures francophones d'Afrique, sonne d’abord comme un anachronisme avant d’annoncer une rupture. En effet, moins que celle de Roland Barthes, la conception sartrienne, dans le sens d’un engagement, resta longtemps prédominante dans les écritures francophones d’Afrique. Jusqu’à ce que la théorie du « masque » 247 en tant que modèle de fonctionnement littéraire, vienne troubler la certitude des auteurs africains. En effet, ainsi que l’analyse Alain Ricard, à la suite d’André Malraux248 et de Blaise Cendrars249, la fonction rituelle du masque africain n’entrave certes pas sa perception esthétique250. Cependant, l’idée qu’il puisse être « pointé du doigt », procède d’une rupture en rapport avec sa désacralisation. Ainsi, désacraliser le masque, c’est désacraliser l’art. Désacraliser l’art, c’est désacraliser la mission de héraut originellement inscrite dans la littérature africaine. Dès lors, on assiste à un tournant littéraire décisif : désormais, dans les littératures, maghrébine et négro-africaine, il est admis d’envisager l’acte d’écriture dans une perspective moins engagée qu’engageant l’ego et la sensibilité d'un auteur. Ce qui se traduit, chez Rachid Boudjedra et Sony Labou Tansi, par un allongement des sources d’inspiration de l'espace énonciatif, du fait de la liberté qu’ils prennent tant sur le plan des thèmes que sur celui de la forme. Dès lors prend place, dans leurs systèmes respectifs de narration, ce qu’il est convenu d’appeler « le roman dans le roman », en tant qu’il procède d’une innovation stylistique et qu’il constitue une interrogation sur le livre, l’écriture et la littérature.

Dans l’œuvre littéraire entière de Rachid Boudjedra, si l’on en croit Habib Salha251, le rapport des personnages à l’écriture et à la lecture constitue une des clés fondamentales. En effet, on se rend compte que la quasi-totalité des personnages principaux dans l’œuvre romanesque de Rachid Boudjedra, se soumet à la rencontre avec le fait littéraire. Aussi assiste-t-on dès La répudiation, à « cette façon d’attirer notre attention sur le processus de transmission ou d’écriture (…) caractéristique d’une certaine tradition esthétique de la modernité » 252. Processus incarnée, simultanément, par Rachid, le personnage principal,friand « des citations de Gide » 253, par le « carnet de Zahir découvert dans un tiroir » 254 et par l’érudition du père qui « très vite (…) domina la langue française » 255. L’inscription du personnage écrivain dans l’œuvre du romancier algérien extirpe l’intertextualité de la culture empirique et critique du savoir pour l’inscrire dans une culture plus vivante, plus poétique et plus dialogique. Ce trait d’union entre la création et la critique littéraires participe d’une modernité qui « fictionnalise » 256 le rapport du Romancier et [de] ses personnages, en les soumettant à la relecture :

‘Je lis et relis tout (...), tout le roman nouveau, non seulement en France, mais aussi bien en Amérique qu’ailleurs, dans le monde (...). La lecture (...) est essentielle dans ma vie.257

Nous ne reviendrons pas ici sur les écritures de Louis Ferdinand Céline, de Marcel Proust, de Claude Simon, de Saint John Perse ou de Gabriel Garcia Marquez autour desquelles les analyses des critiques et les propos de Rachid Boudjedra sont unanimes pour reconnaître l’influence sur l’œuvre littéraire de ce dernier. Mais une intertextualité plus proche, plus directe, que la critique universitaire, notamment, semble occulter, occupe le « schème pathétique central » 258 de l’écriture de la violence chez le romancier algérien. En effet, c’est d’abord à son compatriote, Kateb Yacine, que nous pensons, tant reste symétrique le personnage du « vieil homme noir » 259 dans L’insolation et son alter ego dans Nedjma, notamment dans le rôle de ministère du culte qu’ils incarnent. La même remarque vaut concernant le flétrissement ironique autour « du chapelet et du turban », par conséquent contre l’ordre religieux, que Rachid Boudjedra et son illustre aîné s’évertuent à mettre en exergue. À propos du rapport intertextuel avec l’œuvre romanesque de Mohammed Dib, si celle de Rachid Boudjedra, par le prisme du réalisme irrévérencieux, en subvertit la représentation onirique et allégorique de la guerre d’Algérie par exemple, leurs écritures respectives partagent uneidentité narrative en ce qu'elles abordent ce grand traumatisme algérien sous la dimension sacrificatoire, avec, notamment, une surdétermination de la thématique du sang, illustrée dans Habel et La prise de Gibraltar. Par ailleurs, comment ne pas voir à travers le mensonge du barbier de Constantine qui « racontait qu’il était ouvrier en France et qu’il revenait au bercail après avoir eu des histoires avec la police parce qu’il avait organisé des grèves dans une usine où il y avait une majorité d’ouvriers nord-africains » 260, ce que Roland Barthes appelle une « tricherie littéraire » féconde. En ce qu’elle entretient un dialogisme avec Les boucs de Driss Chraïbi, en particulier avec l’histoire du personnage principal, Yalann Waldik. Le choix du barbier, en tant que motif intertextuel, n’est certainement pas anodin, quand on revisite sa fortune littéraire dans la littérature générale et comparée en Europe261. La littérature négro-africaine, par le biais notamment de la trilogie romanesque de Massa Makan Diabaté, à savoir Le lieutenant de Kouta 262, Le coiffeur de Kouta 263 et Le Boucher de Kouta 264, en tire profit par le biais d’une scénographie locale.

Cependant, dans la littérature maghrébine, le statut du personnage principal, qui notamment dans L’insolation, incarne « en secret la position du scribe » 265 convaincu des vertus salvatrices de la littérature, convaincu qu’ « écrire pourrait peut-être mettre fin à [nos] algarades. » 266, pose avec acuité la question du rapport au langage. En effet, tout se passe comme si le rapport aux mots fondait l’existence et les liens des personnages. Dans un environnement marqué par le Huit clos de la domination, la « littérature » de l’écrivain que tente de devenir Medhi, le personnage principal de L’insolation, recoud les liens du dialogue entre compagnons de mauvaise fortune et entre ces derniers et la société. Le désir de littérature, dans sa forme épistolaire notamment, reste la dernière expression d’une humanité qui fédère ses voix et qui croit encore en la capacité, n’en déplaise au scepticisme, de faire tomber Le mur 267 de la violence. Le personnage écrivain incarné par Medhi dans L’insolation,entretient un rapport à l’espace particulièrement marqué par une tension. En effet, son internement, qui plus est dans un asile psychiatrique, fonctionne comme un enfermement à double tour que déverrouille, bref « démantèle » 268 son aptitude à franchir si allègrement les frontières de « la folle du logis ». Il entre ainsi à rebours dans le réel du monde et des hommes par la littérature dès lors que ses « correspondances » saisissentLa plus haute des solitudes 269. Celle qu’André Malraux situe moins dans le malheur que la solitude dans le malheur270. Comme Zahir, le personnage écrivain dans La répudiation qui, dans sa singularité marginale, homosexuelle, bohème et kleptomane, rattrape la personnalité réelle d’un Jean Genet, celui de Medhi, dans L’insolation, recherche comme l’auteur de Journal du voleur 271, les possibilités de la continuité du langage. Le personnage de Medhi entretient un rapport dialogique avec celui du Chemin des ordalies d’Abdellatif Laâbi, quand il ne discute pas directement avec l’auteur marocain lui-même272. Dès lors que l’écriture épistolaire, pour eux, participe d’un rempart contre Cette aveuglante absence de lumière 273 que constitue la menace sur le langage. D’une certaine manière, la modernité de l’écriture de Rachid Boudjedra tourne le dos aux héritages, cartésien et sartrien, de la littérature qu’elle perçoit moins dans le sens d’une logique de raison et d’humanisme que dans un double rapport de sémiologie et de langage. Ce que le critique algérien, Hafid Gafaïti résume ainsi :

‘Selon la perspective boudjedrienne, et, à l’instar des personnages de tous les romans de l’auteur, il devient possible de dire : « je suis parce que j’écris », en d’autres termes : « j’écris, donc je suis ».274

Certes, de par son caractère polysémique, L’insolation peut être perçue à travers ses multiples dimensions, politique, sociale, identitaire, anticléricale, idéologique. Cependant, elle reste une œuvre systématiquement dialogisée dans sa relation à l’esthétique. Ce qui définit l’écriture de Rachid Boudjedra dans cette œuvre et dans celles qui vont succéder, c’est sa volonté toujours renouvelée de fonder son action littéraire dans l’action de l’œuvre même. Les vérités, les enseignements et autres conclusions du romancier algérien sont ceux de ses personnages ; sont ceux qu’il obtient à partir d’une stratégie et d’un plan de narration. Aussi n’est-il pas étonnant que la primauté soit accordée à des personnages écrivains ou en rapport indirect avec l’écriture. Du fait qu’au-delà de la fonction symbolique qu’ils remplissent, ils constituent une structure actantielle qui œuvre à l’élaboration d’une esthétique dans le roman. Esthétique littéraire qui préfigure celle réelle de l’auteur.

Dans les œuvres littéraires maghrébines, on s’accorde à constater la position homodiégétique275 et la fonction testimoniale276 explicites des romanciers. Rares sont les auteurs qui, comme Rachid Boudjedra, acceptent de disparaître dans leurs œuvres au profit de leurs propres personnages, d’être moins visibles et moins dirigistes. La modernité du texte « boudjedrien » se manifeste dès lors dans les possibilités accordées à ses personnages de s’échapper. Combien de fois le lecteur de L’insolation, des 1001 années de la nostalgie ou de La prise de Gibraltar ressent l’impression que les personnages, notamment dans leur violence langagière, asociale et sexuellement déviante, échappent inexorablement au contrôle de l’auteur! Cette nouvelle perception de la liberté du personnage277, présente une vision de la modernité littéraire que Pierre Glaudes et Yves Reuter percevaient déjà dans l’œuvre de Julien Green à qui ils faisaient dire :

‘Je n’imagine pas un sujet ; mais je vois des personnages dans une maison, dans un décor, ils se mettent en mouvement et parlent. J’écoute et je regarde très attentivement (...). Ce n’est pas le romancier qui devrait être l’auteur de l’intrigue mais les personnages que son cerveau a fait naître (...). Les personnages vraiment vivants obéissent quelque temps à l’auteur puis se révoltent, démolissent l’intrigue, et rien de plus heureux ne peut arriver au romancier.278

Concernant l’œuvre de Sony Labou Tansi, elle fait moins du personnage de l’écrivain que du personnage de l’écriture, l’un de ses thèmes majeurs dans la perspective de recherche de nouvelles formes narratives. Cela n’a pas toujours été le cas. En effet, il s’avère que, dès son premier roman, l'auteur congolais sacrifie à la tradition du Nouveau Roman qui consiste à créer des « personnages [qui] éprouvent autant le besoin d’écrire » 279. Notamment à travers les personnages de Chaïdana qui compose des « recueils » 280 et de Layisho qui « voulut écrire pour briser l’intérieur, s’y perdre, s’y chercher, y faire des routes, des sentiers, des places publiques, des cinémas, des rues, des lits, des amis » 281. Cette perspective nouvelle est d’autant plus originale qu’aucune démarche littéraire allant dans le même sens n’a jamais, à notre connaissance, été engagée, avant l’avènement des écrivains de la troisième génération dans laquelle, Sony Labou Tansi fait figure de proue. Sans doute, la problématique de l’écriture en tant que fondement d’une narration, en tant qu’alternative d’une énonciation, en tant que bouleversement esthétique par rapport aux formes traditionnelles, n’a pas été envisagée par les écrivains des générations précédentes. Certainement que les objectifs et les visées des auteurs de la Négritude participaient moins d’un questionnement et d’une introspection de la forme des écritures négro-africaines que d’une réhabilitation et d’une affirmation de l’identité nègre. Aussi, si Toundi, le personnage principald’Une vie de boy 282 se réjouit de tenir un journal, c’est plus une manière pour lui de pérenniser des souvenirs que d’interroger l’acte d’écriture dans sa fonction d’actualisation et de reproduction du passé. Si « Le dernier voyage du négrier Sirius », titre de roman écrit par le personnage principal dans Le docker noir 283 de Sembène Ousmane, procède d’un pamphlet contre le racisme et toutes les formes de discriminations qui frappent les immigrés africains en France, il n’en demeure pas moins que ce « roman dans le roman » n’épouse pas, du moins dans sa dynamique scripturale, les peines et les souffrances des personnages. Aussi se débat-il et cherche-t-il à sortir des carcans d’un symbolisme qu’il a lui-même généré.

Il faut attendre Giambatista Viko ou le viol du discours africain 284 pour que la question du personnage-écrivain, par conséquent la question de la littérature, atteigne une position majeure. Aussi Josias Semujanga écrit-il :

‘Des études universitaires continuent à souligner l'originalité du thème et la narration de l'histoire (…). Mais il est un aspect que la critique a moins souligné. C'est que le roman développe un discours métacritique sur l'écriture littéraire en Afrique moderne grâce à la relecture (...).285

En effet, dans ce roman, le sujet central se traduit par l’ambition et le rêve du personnage-écrivain d’écrire un livre où s’imbriqueraient harmonieusement l’oralité africaine et l’écriture occidentale. Ce qui se traduit par une technique d’écriture qui tente de saisir ce que Georges N’gal appelle « les tropicalités » 286 de la langue africaine et l’académisme et le mot juste de l’écriture française. C’est justement dans ce projet original et non moins subversif que Sony Labou Tansi se reconnaît au moment d’écrire. En effet, l’accession à la littérature du personnage, ne contribue pas seulement à objectiver une résistance et une opposition face à la barbarie et à la dictature. Elle procède, aussi, d’un questionnement sur les enjeux et, surtout, sur les orientations spécifiquement esthétiques de la Littérature nègre 287. Quand elle n’énonce pas des théories littéraires :

‘Avec un art qui ne pouvait sortir que de sa bouche, Fartamio Andrade nous raconta l’assassinat, usant des mots qu’elle seule savait trouver, variant souvent le ton car, disait-elle, l’art de nommer est d’abord et avant tout art de ton.288

L’inscription d’un débat théorique et critique dans l’espace du récit romanesque, à mi-chemin entre sens explicite et sens implicite, fait du personnage écrivain un être ambiguë. Coincé entre l’écrivain réel et le lecteur, il rejoue avec délectation la difficulté d'évoluer dans les sables mouvants de la réception littéraire, notamment à travers un thématisme/esthétisme du dépaysement, aussi fluctuant dans sa définition que dans sa représentation :

‘ Longtemps avant la Quatrième Guerre démocratique, Benoît Goldmann travaillait à la fabrique sino-congolaise de compote d’argile. Quand il se sentait épuisé, il se mettait à l’ombre et commençait à lire le « petit rouge ». Personne ne pouvait s’autoriser à le déranger puisque rien à l’époque ne valait la pensée du colonel Mao Zedong.289
Seules notes dissonantes dans ce paradis : mordu par les avatars d’un patriotisme poussé au paroxysme, M. Banos avait cru bon de peindre les mansardes aux couleurs du Pays basque (…).290

Poursuivant la même démarche littéraire, les mots d’auteurs ou figures célèbres, philosophique ou littéraire, s’imbriquent à ceux du narrateur ou des différents personnages en rapport avec l’écriture. Celle-ci, par conséquent, inscrit la question de l’intertextualité291 dans la trame discursive et narrative du roman de Sony Labou Tansi. « Nous aimions le comédien d’un amour global, un amour de foule, assez aveugle » 292 fait référence à la réflexion socratique. L’injonction suivante: « (…), ne déconnez plus. Vous êtes des amants merveilleux » adressée « à Banos Maya la folle d’amour et Hoscar Hana le savant » 293 , couple improbable et infernal dont l’amour flirte dangereusement avec la pédophilie et l’inceste, fonctionne d’une part, dans son aspect formel comme une déviation de sens et de titre du Temps des amants 294. D’autre part, dans son caractère thématique, elle entend rejouer un drame « bérénicien »295 selon un espace et un imaginaire africains d’où émergent, à la fois, une situation conflictuelle et une figure d'héroïne locale, similaires à celles de La guerre de Troie n'aura pas lieu 296 :

‘Sa bouche de nénuphar s’était subitement crispée, son œil d’ange avait durci, et le rêve dans son cœur s’était mis à danser le chahut de Nsanga-Norda. Nous ne comprîmes pas pourquoi elle déclara qu’elle n’allait plus répondre qu’au seul nom d’Hélène. 297

Une autre catégorie de personnages, différents des personnages écrivains, apportent leur contribution à la construction de l’univers romanesque dans lequel ils évoluent, et n’en pratiquent pas moins, de façon détournée certes, la littérature. Ils se signalent par une présence forte et visible dans l’espace de jeu des personnages, se voient réserver une plage dans la narration. Ces personnages, s’ils n’écrivent pas, n’en amorcent pas moins une analyse et une introspection de la réalité à laquelle est confronté leur monde. Potentiellement écrivains, ils forment une figure nouvelle dans le roman négro-africain, au-delà du fait qu’ils participent de la diversification des champs narratifs dans la fiction. Ils semblent faire la promotion d’un projet scriptural, engageant un débat autour de la problématique littéraire, autour de « cet acte irrationnel par excellence » 298 qu’est l’écriture. Prises dans un sens ouvert, les différentes réflexions faites par ces personnages dotés d'une conscience littéraire aiguë, révèlent, d’une part, leur capacité à appréhender les défis majeurs de leur société d’origine. Elles expriment, d’autre part, le sentiment d’être concerné par la marche du monde. Or, c’est le sens que Raymond Jean donne à la littérature quand « elle (la littérature) est contact (...) la chose recréée à neuf, retrouvée, non point repensée, ni représentée mais donnée » 299. Mais pris dans son acception réductrice, les propos de ces personnages reformulent sinon l’inefficacité et l’absence d’emprise de la littérature sur le réel300, du moins réactualisent la désobéissance littéraire conseillée à Nathanaël dans Les nourritures terrestres 301 d’André Gide. On se gardera dans cette étude, d’émettre des jugements de valeurs sur la pertinence des propos que font tenir Rachid Boudjedra et Sony Labou Tansi à leurs personnages écrivains. Nous constatons simplement que ces points de vue résonnent en écho avec les grands auteurs et les chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, dans le sens d’une littérature envisagée comme le lieu d’un besoin de communication, mais également comme la chronique annoncée d’un changement du monde.

En définitive, Rachid Boudjedra et de Sony Labou Tansi proposent, dans leurs romans respectifs, une trame évolutive du personnage observée notamment, à travers l’émergence d’un personnage de groupe, à travers la suppression progressive du preux et valeureux personnage-héros, laquelle suppression est concomitante avec la mise en perspective des personnages immondes et, finalement, à travers un personnage-écrivain. La modernité d’une telle réorientation s’effectue dès lors que le statut nouveau du personnage s’inscrit dans la recherche d’une connivence discursive et langagière où prédominent, d'une part, les principes de « polyphonie » 302 et de «  plurivocalité » 303, suivant les définitions qu'en donne Mikhaïl Bakhtine. D'autre part, y subsiste Le principe dialogique que Tzvetan Todorov304, à la suite du théoricien russe, divulgue. Au-delà de la mise en action de toutes les voix/voies narratives, au-delà des perspectives d’édicter des formes et des modèles scripturaux au cœur de la création romanesque, tourne autour de cette formalisation moderne du personnage, une axiologie qui interroge son sens et ses valeurs. Cependant, la perméabilité des espaces et la fluctuation du temps dans les romans respectifs de Rachid Boudjedra et de Sony Labou Tansi relativisent les risques de monotonie, de manichéisme, voire de soumission aveugle du personnage de roman vis-à-vis de son créateur, le romancier. En ce sens que « le lien entre le personnage et le paysage (le mot englobe la chambre, la maison, tout décor) est (...) étroit. Le personnage est associé à l’espace par métonymie et le symbolise par métaphore » 305.

Notes
245.

Haroche Charles, Les langages du roman, Paris, Éditeurs Français Réunis, 1976, p. 51.

246.

Barthes Roland, Essais critiques, Paris, Le Seuil, 1964, p. 106. Dater et commencer la modernité littéraire française avec l’avènement de Gustave Flaubert tient d’un avis subjectif et personnel de Roland Barthes. Avis que ne partage pas par exemple Jean Paul Sermain  : « Don Quichotte constitue une des œuvres fondatrices de l’âge moderne », Don Quichotte Cervantès, Paris, Ellipses, 1998, p. 78.

247.

Barthes Roland écrit : « La vérité de notre littérature (…) est un masque qui se montre du doigt. », Essais critiques, op. cit., p. 107.

248.

Malraux André, « Discours d’ouverture », in Fonction et signification de l’art négro-africain dans la vie du peuple et pour le peuple, Actes du colloque du Premier Festival Mondial des Arts Nègres, 30 mars 1966, Dakar, Sénégal, http://www.assemblee-nationale.frhistoire/andremalraux/discours_politique_culture/discours_dakar.asp : « Lorsque l’afrique est chez elle en forme et en esprit, il ne s’agit plus d’un art de plus ou de moins. Ce qu’on appelait jadis naïveté ou primitivisme n’est plus en cause (…). »

249.

Cendrars Blaise, Anthologie nègre, Paris, Buchet/Chastel, 1947, p. 6. En effet, dans la notice de cette fameuse anthologie qui fit couler beaucoup d’encre du fait de sa soi-disant « fiabilité », Blaise Cendrars parle de « puissance plastique ».

250.

André Malraux et Blaise Cendrars dégagent le sens sacré du masque africain à partir de son esthétique. La civilisation négro-africaine ne sépare pas l’Art de la Religion comme peut l’attester les propos de Wole Soyinka relatifs à Ogoun, le dieu de la religion yoruba : « Ogoun dieu du fer, des chasseurs, mais aussi emblème des comédiens qui savent mourir en eux-mêmes pour renaître dans leurs personnages. », in Ricard Alain, Wole Soyinka ou l’ambition démocratique, Paris, Silex, 1988, p. 13.

251.

Salha Habib, « Le lecteur entêté », in Gafaïti Hafid (sous la direction de), Rachid Boudjedra. Une poétique de la subversion. II. Lectures critiques, Paris, L'Harmattan, 2000, pp. 40-46.

Il y écrit notamment : « Dans Le démantèlement comme La macération , comme dans La pluie , les narrateurs-personnages sondent les livres, étudient les textes et observent minutieusement la société algérienne », p. 44.

252.

Schmeling Manfred, « De la lecture au voyage : parcours mis en abyme », in Littérature, modernité, réflexivité, op. cit., p. 64.

253.

La répudiation, op. cit., p. 147.

254.

Ibid., p. 104.

255.

Ibid., p. 75.

256.

« La fictionnalisation prend le détour d’une intertextualisation. », note Lecarme Jacques, « Origines et évolution de la notion d’autofiction », in Blanckeman Bruno, Mura-Brunel Aline et Dambre Marc (sous la direction de), Le roman français au tournant du XXI ème siècle, Paris,Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 20.

257.

Cité par Gafaïti Hafid, Boudjedra ou la passion de la modernité, op. cit., p. 132.

258.

Niel André, L’analyse structurale des textes, Tours, Maison Mame, 1973, p. 123.

259.

L’insolation, op. cit., p. 16.

260.

Ibid., p. 48.

261.

Beaumarchais, Le barbier de Séville, Paris, Éditions Ruault, 1775.

262.

Diabaté Massa Makan, Le lieutenant de Kouta, Paris, Hâtier, 1979.

263.

Diabaté Massa Makan, Le coiffeur de Kouta, Paris, Hâtier, 1980.

264.

Diabaté Massa Makan, Le boucher de Kouta, Paris, Hâtier, 1982.

265.

Macé Gérard, Vies antérieures, Paris, NRF, Gallimard, 1994, p. 11.

266.

L’insolation, op. cit., p. 23.

267.

Sartre Jean-Paul, Le mur, Paris, Gallimard coll. « Blanche », 1939, Rééditions coll. « Bibliothèque de philosophie », 1985.

268.

Boudjedra Rachid, Le démantèlement, Paris, Éditions Denoël, 1982.

269.

Ben Jelloun Tahar, La plus haute des solitudes, Paris, Éditions du Seuil, Coll. « Combats » et « Points », 1977.

270.

Malraux André, La condition humaine, Paris, Gallimard, 1933. Il écrit notamment : « La pire souffrance est dans la solitude qui l’accompagne. »

271.

Genet Jean, Journal du voleur, Paris, Gallimard, 1949.

272.

Laâbi Abdellatif, Chroniques de la citadelle d’exil ; lettres de prison (1972-1980), Paris, Denoël, 1983.

273.

Ben Jelloun Tahar, Cette aveuglante absence de lumière, Paris, Éditions du Seuil, 2001. Abdelkader, prisonnier et malade dans le bagne de Tazmamart survit par la littérature : « Salim, mon ami, notre homme de lettres, toi dont l’imagination est magnifique, donne-moi à boire. Pour moi, chaque phrase est un verre d’eau pure, une eau de source. […] Depuis que tu nous contes Les mille et une nuits , la survie est plus supportable qu’avant. », pp. 95-96.

274.

« Autobiographie et Histoire : introduction à quelques lectures de Boudjedra », op. cit., p. 17.

275.

Figures III, op. cit., pp. 251-256.

276.

Ibid., pp. 261-265.

277.

« Monsieur François Mauriac et la liberté », in Situations I, op. cit.

278.

Cité par Glaudes Pierre et Reuter Yves, Le personnage, op. cit., p. 97.

279.

Bédé Damien, « Le réel et la fiction dans La vie et demie de Sony Labou Tansi », in Lezou Gérard et N’da Pierre (sous la direction de), Sony Labou Tansi, témoin de son temps, Presses Universitaires de Limoges « Collection Francophonies », 2003, p. 255.

280.

La vie et demie, op. cit., pp. 76-79.

281.

Ibid., p. 82.

282.

Une vie de boy, op. cit.

283.

Sembène Ousmane, Le docker noir, Paris, Nouvelles Éditions Debresse, 1956.

284.

Ngal Mbwil a Mang, Giambatista Viko ou le viol du discours africain, Lumumbashi, Éditions Alpha-Oméga, 1975.

285.

Semujanga Josias, « Écriture romanesque et discours métacritique dans Giambatista Viko de Mbwil a Mang Ngal », in Études littéraires, vol. 30, n° 1, 1997, p. 167.

286.

Ngal Georges, « Les tropicalités de Sony Labou Tansi », in Silex, n° 23, 4e triumestre 1982, p. 140.

287.

Chevrier Jacques, Littérature nègre, Paris, Éditions Armand Colin, 1974.

288.

Les sept solitudes de Lorsa Lopez, op. cit., p. 27.

289.

Les yeux du volcan, op. cit., p.81.

290.

Le commencement des douleurs, op. cit., p. 26.

291.

Kristeva Julia, « Le mot, le dialogue et le roman » (1966), in Semeiotike. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Le Seuil, 1969, p. 146, pour qui l'intertextualité, qu'elle définit comme « une mosaïque de citations », est gage de littéralité. Au contraire d'un Gérard Genette, Palimpsestes : la littérature au second degré, op. cit., plus réservé par rapport à ce concept qu'il juge susceptible de masquer des relents de plagiat et auquel il préfère la notion de transtextualité.

292.

Les sept solitudes de Lorsa Lopez, op. cit., p. 68.

293.

Le commencement des douleurs, op. cit., p. 70.

294.

Faik-Nzuji Clémentine, Le temps des amants, Kinshasa, Éditions Mandore, 1969.

295.

Racine Jean, Bérénice (1670), Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, Coll. « Pléiade », 1931.

296.

Giraudoux Jean, La guerre de Troie n'aura pas lieu, Paris, Grasset, 1935.

297.

Les sept solitudes de Lorsa Lopez, pp. 74-75.

298.

L'univers du roman, op. cit., p. 210.

299.

Jean Raymond, La littérature et le réel. De Diderot au Nouveau Roman, Paris, Albin Michel, 1965, pp. 14-15.

300.

« Devant un enfant qui meurt, La nausée ne fait pas le poids », cité par Lamouchi Noureddine, Jean-Paul Sartre et le tiers-monde. Rhétorique d'un discours anticolonialiste. Thèse de Doctorat de 3e cycle, Université de Paris VII, 1993, p. 92.

301.

Gide André, Les nourritures terrestres, Gallimard, Paris, 1897.

302.

Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 18.

303.

Ibid., p. 88.

304.

Todorov Tzvetan, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, Paris, Le Seuil, 1981, p. 147: « Je ne peux me percevoir moi-même dans mon aspect extérieur, sentir qu'il m'englobe et m'exprime... En ce sens, on peut parler du besoin esthétique absolu que l'homme a d'autrui, de cette activité d'autrui qui consiste à voir, retenir, rassembler et unifier, et qui seule peut créer la personnalité extérieurement finie; si autrui ne la crée pas, cette personnalité n'existera pas ».

305.

Tadié Jean-Yves, Le récit poétique, Paris, Presses Universitaires de France, 1978, p. 77.