Chapitre II : Un univers spatial et temporel revisité

De la configuration de l’espace et du temps dans les œuvres romanesques respectives de Rachid Boudjedra et de Sony Labou Tansi, on peut reprendre la même analyse que fait Bernard Gensane à propos de 1984. En effet, du chef d’œuvre de George Orwell, il livre la critique suivante : 

‘Ces lieux et ce temps flous sont soumis à un langage, à un discours dont l’objectif prioritaire est de faire surgir le mal, d’en exploiter les fécondités, après s’être posés comme muables, éphémères, sans cesse renouvelés. (…) Tout est volontairement terroriste dans ce livre. Le style de l’auteur, la mort annoncée de l’utopie, le trépas de la communication, la ruine de la représentation romanesque. Car pour communiquer, pour représenter, il faut une grammaire, des outils permettant de converser (…) en inventant d’autres espaces, un autre temps, un autre discours, d’autres valeurs.306

Les romans, ici convoqués, de Rachid Boudjedra et de Sony Labou Tansi, intègrent ce point de vue complexe de l’enjeu du langage dans la représentation spatio-temporelle de la violence. En effet, il se dégage de ces romans respectifs, une spécificité qui découle d’un renoncement à l’écriture spatiale et temporelle selon des modalités de linéarité, de chronologie et de localisation bien établies. Aussi est-il opéré le choix d’une écriture « éclatée » et/ou « fragmentée » dont la textualisation, incontestablement plus compliquée, traduit cette violence à l'œuvre à l'intérieur de l'écriture romanesque. Cette textualisation, par le biais du langage qui fait surface à partir d’un lieu et/ou d’un non-lieu, à partir d’un événement et/ou d’un non-événement, d’un temps et/ou d’un hors-temps, multiplie les espaces narratifs, confronte un ici à un ailleurs. Bref, elle tente de réduire à sa plus simple expression la ligne de flottaisonqui sépare le réel de l’imaginaire. Aussi arrive-t-il que l’espace et le temps, jadis cadres narratifs sinon parallèles du moins distincts, se confondent. Aussi arrive-t-il que cessent les vieilles oppositions entre espaces romanesques, du type la ville opposée à la campagne ou la métropole à la colonie. Tout comme il arrive, en dépit du référent social qui, quelque part, rôde toujours autour du sens de l’espace-temps dans les écritures africaines de violence, que soit privilégiée la question de l’imaginaire. Survient-il, enfin, que le langage du texte dénoue des langues et libère des corps jusque-là contenus dans un univers d’enfermement.

Notes
306.

Gensane Bernard, « Espace-temps et langage dans 1984 », in Verley Claudine (textes réunis et présentés par), Espaces du texte, La licorne U. F. R Langues et Littératures de l’Université de Poitiers, 1994, p. 114 et p. 123.