A propos de Constantine, Charles Bonn écrit que c’est « l’un des lieux générateurs majeurs du roman algérien depuis Kateb Yacine » 368. C’est sans doute davantage l’inspiration d'une poétique urbaine que la référence à son histoire, sa géographie ou sa civilisation qui érige Constantine en « citadelle imprenable » du roman algérien. D’autant plus que, c’est le même Charles Bonn, qui prévoit la chronique annoncée « d’une dissolution successive des villes d’identités jusqu’au seuil de la traversée vers l’Europe (…) et vers les signes inefficaces » 369 . C'est que le roman, qu’il soit d’Algérie ou d’ailleurs, participe d’un genre éminemment citadin. Historiquement, la naissance du roman, mais surtout son évolution en tant que genre littéraire, reste intimement liée à la Révolution Industrielle. Si nous associons cette opinion à la conception de la littérature en tant qu’un espace élitiste, réservé à une intelligentsia370, le discours romanesque maghrébin et négro-africain apparaît dès lors comme un discours exclusivement citadin, dans la mesure où l’accès à l’école (le taux d’analphabétisme dans les zones rurales africaines reste encore très important), à l’écriture, à la lecture, les premiers pas dans la littérature et dans la modernité, se font exclusivement par le biais des centres urbains. Dès lors se pose un problème : si l’écriture romanesque, quelle qu’elle soit, est d’essence citadine, pourquoi l’existence et la nécessité d’une écriture anthropologique qui a marqué au fer rouge la littérature aussi bien maghrébine que négro-africaine ? À quoi rime donc la célébration d’auteurs et de textes de la trempe de Mouloud Mammeri dans La colline oubliée 371, de Mouloud Feraoun dans La terre et le sang 372, de Mohammed Dib dans L’incendie et, même de Kateb Yacine, dans ce qui constitue le texte « fondateur » de la littérature maghrébine d’expression française, Nedjma en l’occurrence, de Cheikh Amidou Kane dans L’aventure ambiguë 373, de Camara Laye dans L’enfant noir, qui mettent en scène le passé et les traditions, glorieux ou moins glorieux de l’Afrique, et qui, par conséquent, s’inscrivent dans une spacialité et une temporalité entièrement rurales ? Serait-ce une vaste supercherie et une hypocrisie littéraires, au sens barthésien du terme374, l’écriture d’un pan entier de l’histoire du roman dans le continent africain ? La réponse est oui si nous nous en tenons strictement au contexte de la naissance et de l’évolution du genre romanesque tel que nous l’avons déjà défini.
Rachid Boudjedra, dans ce qui constitue un début d’explication à cette grande parenthèse anachronique de l’écriture romanesque maghrébine, écrit :
‘En effet, il était de bon aloi d’écrire des livres sur le monde rural au Maghreb. D’abord, cela renvoyait à une vérité sociologique réelle. Le monde rural est en effet très important dans le monde arabe. Mais il y a aussi une certaine forme de mauvaise conscience de l’intellectuel arabe face à la pauvreté des campagnes et de la paysannerie ».375 ’Il abonde ainsi dans le même sens que Claude Lévi-Strauss376, du moins en ce qui concerne le dilemme qui habite le romancier maghrébin, lorsqu'il doit se positionner par rapport à une écriture que d’aucuns qualifient d’ethnographique.
Jean-Marc Moura, de son côté, semble affirmer que le cadre traditionnel et l’espace de la nostalgie sur lesquels reposent les littératures postcoloniales comme la littérature maghrébine et la littérature négro-africaine, procèdent moins d’une négation du caractère urbain et volontiers progressiste de ces dernières que d’une démarche qui vise à valoriser l’originalité et la spécificité littéraires. Par un jeu de « scénographie », il considère l’écriture anthropologique comme participant d’une mise en scène esthétique. Par conséquent, elle est investie d’une certaine littérarité377. Si Anne Roche ne recourt pas aux arguments d'une théorie postcoloniale, ainsi que le fait Jean-Marc Moura, elle ne plébiscite pas moins ce qu'elle appelle, usant d'un terme de Gérard Genette, une « diction propre ». Aussi son analyse présente-elle l'avantage de ne pas enfermer les littératures émergentes dans un particularisme. Au contraire, elle postule leur littérarité à partir de leur différence ou de leur étrangeté. Elle écrit notamment :
‘Et l'écriture s'enracine dans ce paradoxe : désocialiser pour permettre l'émergence d'un sujet à l'aide d'un outil socialisé, la langue (...). Et l'écrivain, qui n'a pas la même histoire, exige pourtant de lui-même une rupture du même ordre, pour accéder à sa « diction » propre.378 ’La panacée de toutes ces opinions et théories littéraires face à l’ambiguïté du discours romanesque de la ville reste, à notre avis, l’analyse de Roland Barthes dans Le degré zéro de l’écriture 379. En effet, pour le célèbre critique, la littérarité d’un texte se situe dans sa capacité à créer une rupture, mais une « rupture féconde » , avec les types d’écritures antécédentes. Autrement dit, l’écriture anthropologique est une préfiguration de l’écriture citadine. Nous comprenons dans ce que dit Roland Barthes que l’espace, sinon passéiste du moins nostalgique, dans lequel ont baigné le roman maghrébin et le roman négro-africain, n’est ni un leurre ni un subterfuge. Il constituait un tournant à amorcer, un Nœud de vipères 380 à défaire et un ultime obstacle à surmonter, pour inscrire inexorablement l’écriture romanesque dans l’ère de la modernité. Autrement dit, le glissement de l’écriture romanesque de la campagne à la ville, participe d’une rupture qui installe le roman dans la littérarité. Autrement dit encore, c’est moins une question d’espaces d’énonciations du dire romanesque qu’une question de transition réussie entre deux entités spatiales qui crée « le plaisir du texte » selon une dynamique esthétique et littéraire.
Rachid Boudjedra comprend tant cela qu’il se garde, dans l’écriture spatiale de L’insolation, de verser dans cette vieille sclérose littéraire qui consiste, dans la littérature maghrébine, à opposer systématiquement les espaces, notamment la ville à la campagne ou la métropole à la colonie. On pense à l’œuvre de Rachid Mimouni, notamment à Tombéza 381, héros difforme né d’un viol, représentation de la ville comme lieu de misère et de violence. L’œuvre de Mohamed Khaïr-Eddine reflète une symétrie manichéenne, respectivement, à travers la célébration de la vie montagneuse des Chleuh dans Une odeur de mantèque 382 et l’effondrement progressif des mœurs dans Agadir 383. Quant à Driss Chraïbi, la métropole lui apparaît comme l’autel de la xénophobie sur lequel sont sacrifiés Les boucs 384, c’est-à-dire les immigrés maghrébins, même s’il n’oublie pas de jeter un regard critique sur Le passé simple 385 et l’espace traditionnel de son Maroc natal.
Topographie idéale pour une agression caractérisée 386 ne se lit pas exclusivement comme un Procès 387 kafkaïen de l’univers concentrationnaire de la ville ou comme un Portrait 388 « mémmien » du racisme occidental. Il s’inscrit, également, dans une fine proximité intertextuelle que le roman de Rachid Boudjedra tente de créer avec Typologie d’une cité fantôme 389 d’Alain Robbe-Grillet. Les romans de Rachid Boudjedra diffèrent de ceux de ses prédécesseurs par sa formulation langagière en tant qu'une alternative discursive qui rend compte de la violence la plus sourde390.
Va dans le même sens le glissement thématique et transversal des duos « village-ville » et « Orient-Occident » noté respectivement dans Les 1001 années de la nostalgie et La prise de Gibraltar. La modernité de cette démarche se situe dans l’alternative proposée à la logique oppositionnelle d’ « axe du bien » et d’ « axe du mal ». Simultanément, elle promeut « une hybridation des espaces » 391 dont la sémiologie révèle une perception du langage identique à celle qu’énonce Walter Benjamin dans ses Illuminations 392. En d’autres termes, la circularité et l’interaction des espaces, rural et urbain, arabe et occidental, dans l’œuvre de Rachid Boudjedra, s’orientent « vers un espace de communication littéraire décolonisé » que Charles Bonn envisage à travers une dépolitisation progressive du discours littéraire. Avec Rachid Boudjedra, c’est surtout, l’inscription du langage au cœur du dispositif narratif, à travers notamment une liberté de ton, une variété dans les niveaux de langue et un imaginaire librement exprimé, qui annonce le décloisonnement littéraire.
En effet, surgi de l’imaginaire des Mille et une nuits associé à celui débridé et illimité de l’auteur, « le village de Manama à l’intérieur des remparts, sur le lieu de passage des caravanes qui troquaient le sel contre de l’avoine et de la verrerie »393 est réactualisé dans une configuration de ville métropolitaine. Elle est, aussi, mégalopole mondialisée, entretenant des rapports culturels, commerciaux et diplomatiques avec Bordeaux394, Sydney395, Moscou396, la Californie397 et « la ville chinoise de Tsia-Toung, célèbre pour sa production de satin »398. Hafid Gafaïti nous invite à y voir une quête permanente de modernité399, à travers « un système de signes, d’un langage que l’on peut déchiffrer et qui possède un sens »400 .
Avant que Rachid Boudjedra n’en fît « une question de sens » 401, la représentation de l’espace de la ville dans le roman maghrébin d’expression française, mit un certain temps avant d’émerger d’ « un écheveau de signes » 402 , constitutif de deux illustrations littéraires majeures. D’une part, l’univers fantastique et onirique qu’en dessina Mohammed Dib dans respectivement Qui se souvient de la mer et Cours sur la rive sauvage 403. D’autre part, naviguant entre une « pure fantaisie d’un imaginaire solitaire » 404 et un « espace de la séance », fier de ses traditions et de « sa plénitude » 405, Tahar Ben Jelloun, à travers l’écriture de Tanger et de Fès dans Harrouda 406, accentua davantage cette tentation « vers les signes inefficaces» déjà stigmatisée par Charles Bonn et jugée sévèrement comme une « dérive littéraire » 407. Dans cet engouement général pour La portée esthétique du signe dans le texte maghrébin 408, se singularise Rachid Boudjedra qui, sans renoncer à écrire la complexité, la profondeur et le mystère de Constantine, choisit « l’adjectif optique, descriptif, celui qui se contente de mesurer, de situer, de limiter, de définir » 409. Il ne s’agit pas, pour lui, de nier la sémiologie de l’espace urbain, mais de la poser comme un surcroît. Car, reste essentielle et prioritaire l’écriture de la ville en elle-même, « les gestes eux-mêmes, les objets, les déplacements et les contours, auxquels l’image a restitué d’un seul coup (sans le vouloir) leur réalité. » 410 Tahar Ben Jelloun investit Fès et Tanger à partir de leurs particularismes, avérés ou rêvés, à partir de « projections sentimentales (…), des idéologies révélatrices » 411. Quand Rachid Boudjedra pose un regard neuf mais lucide sur Constantine, exclu de tout exotisme à rebours, de tout voyeurisme ou nostalgie. S’il vide, des entrailles de la ville, le sang des massacres du 20 août 1955 et « les cauchemars hantant – encore aujourd’hui toutes les maisons, toutes les rues, toutes les places et tous les jardins publics de Constantine » 412, c’est pour mieux les investir de « ses ponts suspendus, ses ponts-levis » et de « la présence des grues POTAIN + BOUYGUES dans le ciel » 413.La vision de Constantine par le prisme de « ses ponts », symbole fort de mobilité, d’ouverture et de dialogue, installe définitivement l’écriture de l’espace, au-delà d’un certain réalisme littéraire, sous le signe de ce que Lise Gauvin appelle une « modernité expérimentale », rapportée de La fabrique du langage. Pour cause, « la parole [re]prend ses droits (...) pour [re]devenir l'enjeu même du récit » 414 spatial de la ville.
Quant aux « grues », même si elles donnent « l’impression que la ville dégringole (…). La ville comme perchée » 415 qui rappelle la lourdeur de « L’albatros » et du « spleen »416 baudelairiens, l’écriture spatiale de Constantine dans l’œuvre de Boudjedra, tel un phénix renaissant de ses cendres, naît, vit, meurt et revit à partir de l’immédiateté du discours romanesque. Dès lors, au-delà des violences de l’Histoire et de la société qu’elle répercute, La violence du texte sur Constantine se lit en tant que Grandeur et misère de la modernité 417. Notamment celles des machines, de la technologie et de la publicité dont les caractères majuscules, gras et excessivement policés dans le texte en révèlent la « topographie idéale pour une agression caractérisée ».
La prise de Gibraltar, comme son titre ne l’indique pas et bien plus que le détroit qui porte le même nom, offre Constantine pour principal cadre spatial du roman. Elle présente également une seconde spécificité non moins importante : sa version originale est écrite en langue arabe. Aussi « l’enjeu de l’espace » 418 de Constantine s’inscrit-il dans une logique de Défense et illustration de l’ « arabité », signifiée dans l’espace du texte, par le dédoublement du récit épique et poétique « d’Ibn Khaldoun sur la conquête arabe de l’Andalousie » 419 . Lequel récit devance ou succède en permanence celui de la « citadelle imprenable » de Constantine qui résiste aux colons français. Rachid Boudjedra ouvre et ferme alternativement son roman à tiroirs420 en faisant également de Constantine le lieu d’énonciation du narrateur, Tarik. Celui-ci se superpose et concurrence l'espace énonciatif de l’épopée du conquérant Tarik Ibn Ziad devant le détroit de Gibraltar. Tout se passe comme si, à l’image de ce qu’on appelle ailleurs « la tentation de Venise », à savoir la spatialisation littéraire, symbolique et surtout idéalisée de l’européanisme et de la civilisation occidentale, Rachid Boudjedra souhaitait ériger Constantine en Venise du Maghreb. On y verrait une posture idéologique, relative à un nationalisme arabe ou une opposition à la Francophonie, qu’elle serait démentie par l’inscription, dans son texte, de voix narratives étrangères. Ces dernières se présentent, successivement, sous forme de personnages de roman comme Céline dans La répudiation ou Jacqueline, l’amante du père dans La prise de Gibraltar, sous forme d’intertextualité langagière et non moins populaire avec Louis Ferdinand Céline ou de « poétique de la répétition » 421 avec Claude Simon et enfin, sous forme de désir de traductions. Ces dernières sont ainsi évoquées :
‘(...) ces fameux exercices de versions ou de thèmes (…). Avec cette expression d’arabe populaire que je savais intraduisible en français (…) A traduire dans toutes les langues de l’univers.422 ’Aussi peut-on affirmer, dès lors, que La prise de Gibraltar ressemble au « motif de prédilection d’un certain nombre de romans où, comme dans les langues maternelles des écrivains, elle se confond »423 avec l’espace urbain de Constantine. La problématique de l’espace « boudjedrien », dans son rapport avec ce qu’Abdelkébir Khatibi appelle poétiquement le « faiseur de signes hagards »424, le langage425 en l’occurrence, reprend, d’une part, l’avis de Mouloud Feraoun426. Ce dernier estimait que l’avenir de la littérature maghrébine, et au-delà, celui des littératures francophones, passent par l’association du Métier à tisser et du Métier à métisser427. D’autre part, il relativise la probabilité d’un conflit de langage, envisagée par Franz Fanon du fait que :
‘Tout peuple colonisé, c’est-à-dire tout peuple au sein duquel a pris naissance un complexe d’infériorité du fait de la mise au tombeau de l’originalité culturelle locale, se situe vis-à-vis du langage de la nation civilisatrice, c’est-à-dire la culture métropolitaine.428 ’S’il est vrai que, chez Rachid Boudjedra, l’écriture spatiale de Constantine renonce aux oppositions spatiales classiques, elle n’en fait pas moins, comme tous les « espaces singuliers » 429,une promotion littéraire et culturelle. Cette promotion est moderne en ce que son expression et sa manifestation se diluent dans un langage qui promeut moins une autre cause, aussi noble soit-elle, que celle de sa propre formulation : « Constantine donc ; c’est-à-dire ce que mon œil voyait d’abord monter vers lui (…). » 430
Cette quête du sens à partir du langage, dans le but de taire la logique manichéenne de l’espace littéraire maghrébin, touche également les romans négro-africains. Ville cruelle 431 d’Eza Boto est l’un des textes majeurs de la littérature négro-africaine. Mohamadou Kane, dans Roman africain et tradition 432, montre comment cette œuvre accède à la postérité littéraire africaine dès lors qu'elle incarne un roman de l’espace. Pour avoir une idée plus juste de sa représentativité, on peut soutenir qu’elle occupe, dans sa sphère littéraire, le même rang qu’occupent, dans la littérature maghrébine, Habel ou à un degré moindre, L’incendie de Mohammed Dib. Par rapport aux tabous culturels qu’elle brise et par rapport à l’introduction d’une nouvelle forme d’écriture, on la comparerait volontiers à La répudiation de Rachid Boudjedra. À ce niveau, la réforme esthétique qu’elle ouvre, s’appuie essentiellement sur le jeu des espaces d’énonciation. Ici, c’est moins des personnages classiques qui jouent les premiers rôles dans le récit que l’espace de la ville en lui-même. Bien qu'une approche manichéenne soit présente dans la représentation, Tanga Nord (fief des Blancs nantis) et Tanga Sud (bidonville pauvre habité par des Noirs), l’espace devient, essentiellement, le moteur de la narration en ce sens que la ville est sujette à une métaphore en permanence, à une personnalisation et bénéficie d’une représentation et des commentaires qui orientent le dénouement du récit. C’est dire que l’avènement de l’œuvre romanesque de Sony Labou Tansi coïncide avec l'élaboration d'une écriture qui fait la promotion de son propre « champ littéraire » 433. C’est-à-dire le lieu où :
‘Les conflits qui s'y déroulent ont une logique interne, mais les résultats des luttes (économiques, sociales, politiques) externes au champ pèsent fortement sur l'issue des rapports de force internes; (…); l'œuvre littéraire n'est jamais le « reflet » d'un rapport de force socio-économique extérieur au champ, mais elle en conservera la trace. Si l'on inverse la perspective en se plaçant au point de vue des œuvres plutôt que des agents, le champ littéraire est précisément cette « médiation spécifique » entre les logiques externes et la production littéraire. ’Ce par quoi les textes de l'auteur congolais ne cèdent pas à la tentation de l’opposition binaire et systématique des espaces. Aussi souscrivent-ils, sans doute, moins à l'idée d’une « république mondiale des lettres » 434 qu'ils n'adhèrent au point de vue selon lequel, les littératures francophones, pour exister et, surtout, pour gagner une reconnaissance littéraire, doivent inventer elles-mêmes leurs propres espaces d’énonciations. Ce à quoi s’attèle Sony Labou Tansi lorsqu'il installe résolument son texte dans un espace le plus représentatif de son environnement immédiat et réel435. Cependant qu'il assume vouloir « inventer l’inflation des langages » 436 pour rendre compte des poétiques narratives, complémentaires et concurrentes de son espace forestier et tropical :
‘Chez nous, les histoires poussent comme des champignons. Elles imitent la luxuriance de la jungle (…). Toutes nos histoires et nos racontars tentent de nous sortir de la géométrie tracée (…).437 ’Par ailleurs, reste essentiel le rapport que la technique d’écriture de l’auteur congolais entretient avec la nature. Le style dense dans l’agencement des mots, les énumérations « diluviennes », la variété et l’exubérance des expressions, préfigurent l’état de nature, notamment à travers le climat et la végétation. Aussi affirme-t-il :
‘Un écrivain, qu’on le veuille ou non, c’est quelqu’un qui va dans la forêt du langage et qui se met à débroussailler, et à éclaircir le paysage et l’espace où il va planter.438 ’Il demeure évident que l’émergence d’une écriture de la nature en général et d’une écriture de la forêt en particulier, comme alternative à une écriture de l’espace menacée par la tentation exotique et comme création d’un espace d’énonciation de proximité, participe d’une double quête d’enrichissement et de légitimité esthétiques de la littérature négro-africaine dans son rapport au langage et à la modernité littéraires :
‘Zamba-Town, ville du sud, plus chaude à minuit qu’à midi, avec ses eaux pourries, ses nids de moustiques, ceux qui ont fui la chaleur dans les cases font l’amour dehors ; c’est ainsi que les pénombres gémissent, sanglotent, toussent. 439 ’« Le poète président », à savoir Léopold Sédar Senghor, père fondateur de cette jeune littérature, à partir de son concept de « vitalité » 440, insiste sur la place qu’il convient d’y réserver à la nature. Il rejoint en cela l’avis de celui qu’on appelle « le sage de Bandiagara », Amadou Hampâté Bâ. Tous deux soutiennent que l’un des Aspects de la civilisation africaine 441, par comparaison à d’autres ères de civilisations qu’on reconnaît comme telles en tant qu’elles maîtrisent, domestiquent et dominent la nature, réside dans la place comme maillon d’une chaîne et dans le rapport de cohabitation, de complémentarité et d’équilibre que l’homme africain entretient avec son milieu naturel. Dès lors son discours doit raisonner/résonner en rapport dialogique avec toute forme d’existence minérale, végétale ou animale :
‘Ils essayaient parfois d’écouter la chorale des bêtes sauvages, la symphonie sans fond de mille insectes, ils essayaient d’écouter les odeurs de la forêt comme on écoute une belle musique.442 ’Tout se passe comme si Sony Labou Tansi réveillait le « sentiment d’existence » 443 qui permit naguère, à Jean Jacques Rousseau et un peu plus tard à Charles Baudelaire, d'établir des Correspondances entre leurs espaces de vie, de souvenirs et d’énonciations avec l’espace de la nature. Si bien que « désormais, […] on exigera du poète une formulation supplémentaire. […] Le poème moderne doit à la fois énoncer sa propre syntaxe cosmique et modeler la réalité poétique autonome que permet cette syntaxe ; la « nature » qui était naguère antérieure au poème et qui se prêtait à l’imitation, partage maintenant avec le poème une origine commune dans la créativité du poète. » 444
Cependant, au-delà d'un « sentiment d’existence », l’esthétique tropicale de l’espace, dans l’œuvre du romancier congolais, procède d’un « récit de résistance » 445. Celui-ci fait face, à la fois, à un univers marqué par la violence et à un avenir sombre et improbable. L’harmonie, la force, la densité et même la musicalité de son milieu naturel, ici et là évoquées dans l’énonciation, restent la dernière utopie, le dernier Paradis perdu d’une Afrique qui part à la dérive. Le rêve chez Sony Labou Tansi fonctionne comme un acte de résistance, à la manière du rêveur bachelardien :
‘Un grand rêveur vit ses images doublement, sur la terre et dans le ciel. Mais dans cette vie poétique des images, il y a plus qu’un simple jeu de dimensions. La rêverie n’est pas géométrique. Le rêveur s’engage à fond.446 ’Une telle conception de la littérature, et par-delà, de la culture négro-africaine, dans leur rapport à la nature, prête le flanc à une accusation de Contemplations. Quand elle ne prête pas à sourire dans des sphères et des cénacles qui n’envisagent la nature qu’au travers d’une aliénation, fille d’une modernité agressive. Mais, devant une telle posture esthétique et littéraire, Claude Lévi-Strauss et Didier Eribon balaient toute éventuelle condescendance lorsqu'ils écrivent que :
‘Aucune situation ne paraît plus tragique, plus offensante pour le cœur et l’esprit, que celle d’une humanité qui coexiste avec d’autres espèces vivantes sur une terre dont elles partagent la jouissance et avec lesquelles elle ne peut communiquer.447 ’On comprend mieux, dès lors, l’énigmatique phrase du narrateur de La vie et demie qui avoue qu’« on a un si fort besoin des autres. Il y a des moments où j’ai envie de montrer mes papiers à ces feuilles, à ces lianes, à ces champignons »448. Pour Roger Chemain, la culture et littérature africaines, ne seraient pas concernées par l’avertissement de Claude Lévi-Strauss. Dans la mesure où l’imaginaire négro-africain n’envisage pas sa représentation spatiale en dehors des espaces de la faune et de la flore. En effet, il aime « à se donner l’aspect d’animaux-prédateurs : hommes-lions du Tchad méridional, hommes-panthères du Zaïre et du Gabon, hommes-crocodiles ou « Adzimba » des forêts inondées du Congo septentrional »449.
En somme, Rachid Boudjedra et Sony Labou Tansi renoncent au manichéisme spatial qui enfermait les littératures maghrébine et négro-africaine dans une sorte de « miroir qui revient » 450. En même temps, en initiant, à partir d'un dialogisme et d’un rapport plus étroit avec le langage, qui une nouvelle lecture de Constantine, qui une géographie littéraire des Tropiques, ils repoussent les espaces énonciatifs jusqu’aux portes du virtuel.
Le roman algérien de langue française. Vers un espace de communication littéraire décolonisé ?, op. cit., p. 182.
Bonn Charles, « La traversée littéraire, arcane du roman maghrébin. », in Visions du Maghreb, Aix-en- Provence, Edisud, « Cultures et peuples de la Méditerranée », p. 60.
Mitterand Henri, Le discours du roman, Paris, Éditions de Minuit, 1986, p. 5 : « Un discours, c'est-à-dire, sous l'apparente neutralité d'un récit à la non-personne, l'imposition d'un savoir et d'un jugement insidieusement présentés au lecteur sous l'évidence d'un savoir à partager ».
Mammeri Mouloud, La colline oubliée, Paris, Plon, 1952.
Feraoun Mouloud, La terre et le sang, Paris, Éditions du Seuil, 1953.
L’aventure ambiguë, op. cit. Le roman pose un débat de fond auquel toutes les sociétés traditionnelles africaines, divisées entre instinct de conservation et désir d’ouverture à la modernité, occidentale notamment, promue par la colonisation, se sont confrontées : faut-il envoyer les enfants africains à l’école française ?
Barthes Roland, Leçon, Paris, Le Seuil, 1979, p. 16.
Cité par Mohammedi-Tabti Bouba, « Réalisme romanesque des années 80 dans l'espace algérien », in Algérie Littérature/Action, n° 49-50, mars-avril 2001, Paris, Marsa Éditions, p. 253.
Lévi-Strauss Claude, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955. Pour lui, l'anthropologue ou l'ethnologue se trouve dans une situation de paradoxe parce que personne mieux que lui, n'est en mesure d'étudier et de décrire des sociétés. Cependant, l'étude et la description de ces sociétés participent même de leur destruction.
Littératures francophones et théorie postcoloniale, op. cit. p. 110.
Roche Anne, « Évincer l'univers sujet dans le concassage du monde », in Intervention à l'Université de Kiev, octobre 2002, http://www.tierslivre.net/univ/X2002/_Roche_Kiev.pdf , p. 4.
Le degré zéro de l'écriture, op. cit.
Mauriac François, Le nœud de vipères, Paris, Grasset, 1933.
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Khaïr-Eddine Mohammed, Une odeur de mantèque, Paris, Le Seuil, 1976.
Khaïr-Eddine Mohammed, Agadir, Paris, Le Seuil, 1967.
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Boudjedra Rachid, Topographie idéale pour une agression caractérisée, Paris, Denoël, 1975.
Kafka Frantz, Le procès, Berlin, Editions Die Scheide, 1925, Traduction de Georges-Arthur Goldschmidt, Paris, Presses Pocket, 1993.
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Bozzetto Roger, Le fantastique dans tous ses états, Université de Provence, 2001, p. 100.
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Les 1001 années de la nostalgie, op. cit., p. 27.
Ibid., p. 308.
Ibid., p. 18.
Ibid., p. 30.
Ibid., p. 332.
Ibid., p. 19.
Boudjedra ou la passion de la modernité, op. cit.
La violence du texte, op. cit., p. 65.
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Madelain Jacques, L’errance et l’itinéraire, Paris, Sindbad, « La Bibliothèque Arabe », 1983, p. 177.
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Robbe-Grillet Alain, Pour un nouveau roman, Paris, Gallimard, 1963, p. 27.
Ibid., p. 22.
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La prise de Gibraltar, op. cit., p. 101.
Ibid., p. 155.
Gauvin Lise, La fabrique de la langue, Paris, Le Seuil, coll. « Points-Essais/ Inédits », 2004, p. 210.
La prise de Gibraltar, op. cit., p. 70.
Cette influence baudelairienne de l’image de la ville, outre Rachid Boudjedra, concerne également, dans une version poétique, Laâbi Abdellatif, Le spleen de Casablanca, Paris, La Découverte, 1996.
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Michel-Mansour Thérèse, « L’enjeu de l’espace dans le roman maghrébin », in Études Francophones, Volume XII, n° 1, Printemps 1997.
La prise de Gibraltar, op. cit., p. 2
Alemdjodo Kangni analyse brillamment cette influence du « roman à tiroirs » chez Boudjedra inspiré par la modernité littéraire occidentale, « Le mimotexte boudjedrien au regard du Nouveau Roman Français », in Études Francophones, Vol. XVII, N° 1, Printemps 2002.
Orace Stéphanie, Le chant de l’arabesque. Poétique de la répétition dans l’œuvre de Claude Simon, Amsterdam- New-York, Éditions Rodopi, Coll. « Faux Titre », 2005. Elle écrit notamment: « La répétition semble bien donner son mouvement à l’œuvre : le roman s’érige sur l’ossature qu’elle représente. », p. 159.
La prise de Gibraltar, op. cit., p. 30.
Mohammedi-Tabti Bouba , « Réalisme romanesque des années 80 dans l'espace algérien », op. cit., p. 244.
Khatibi Abdelkébir, La mémoire tatouée, op. cit.
Il nous paraît intéressant de faire un parallélisme entre Céline et Don Juan dont le pouvoir de séduction repose, plus qu'autre chose, sur la maîtrise de la parole et du langage. C'est une analyse que fait Shoshana Felman, Le scandale du corps parlant, op. cit.
Feraoun Mouloud, La terre et le sang, op. cit. Le roman raconte l'histoire d'un émigré revenu dans son village kabyle avec une femme française. Après la mort de ce dernier, sa femme enceinte est entourée par les autres femmes du village qui lui caressent le ventre. Ce qui est une symbolisation de l'avenir de la littérature maghrébine dans la littérature française.
Depestre René, Le métier à métisser, Paris, Stock, 1998. Le Haïtien reformule la métaphore de Mohammed Dib, pour exprimer la place prépondérante de trait d’union qu’occupe le langage, dans sa philosophie d’enracinement et d’ouverture.
Fanon Franz, Peau noire, masques blancs, Paris, Le Seuil, 1952, p. 116.
Urbani Bernard, « Le fantastique d’Harrouda », in Revue Iris, N° 26, Hiver-été 2004, p. 91.
La prise de Gibraltar, op.cit., p.71.
Ville cruelle, op.cit.
Kane Mohamadou, Roman africain et tradition, Dakar, Nouvelles Éditions Africaines, 1983.
Bourdieu Pierre, Les règles de l'art, Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, 1992.
La république mondiale des lettres, op. cit.
On a vu l'échec qu'a constitué, dans la littérature maghrébine, l'expérience de Driss Charaïbi, notamment dans Mort au Canada, Paris, Denoël, 1975, de vouloir représenter un monde et un espace différents de son milieu d'origine.
Les yeux du volcan, op.cit., p. 143.
Ibid., p. 143.
Cité dans Littératures d'Afrique noire , des langues aux livres, op. cit., p. 223.
L'état honteux, op. cit., p. 21.
Senghor Léopold Sédar, « L'esthétique négro-africaine », in Liberté I, Paris, Le Seuil, 1964, pp. 202-217.
Bâ Amadou Hampâté, Aspects de la civilisation africaine, Paris, Présence Africaine, 2000.
L’état honteux, op.cit., p. 89.
Rousseau Jean-Jacques, Les rêveries du promeneur solitaire, V e Promenade, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », t. I, 1959, p. 1045.
Wasserman Earl, The subtler language, Baltimore, John Hopkins University Press, 1968, pp. 10-11, cité dans Le malaise de la modernité, op.cit., p. 91.
Je est un autre, op. cit., p. 220.
La poétique de l'espace, op.cit., p. 155.
Lévi-Strauss Claude et Eribon Didier, De près et de loin, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 12.
La vie et demie, op. cit., pp. 88-89.
Chemain Roger, L'imaginaire dans le roman africain, Paris, L'Harmattan, 1986, p. 295.
Robbe-Grillet Alain, Le miroir qui revient, Paris, Éditions de Minuit, 1984.