Chapitre III : Un modèle d’écriture moderne deviolence : L’humour

L’un des paradoxes majeurs de la littérature maghrébine d’expression française réside sinon dans l’absence, du moins dans la rareté de l’humour. Paradoxe d’une part, parce que la société maghrébine « […] aime émailler son discours de dictons, proverbes, citations, vérités éternelles » 518 associés aux traits d’humour, de calembours et autres jeux de mots amusants. Bref, une société où « les discours s’entremêlaient », « le sacré était sujet à moqueries sans cesser d’être sacré » et où « le rire se mêlait aux actions de grâce » 519. Paradoxe d’autre part, en ce que la littérature maghrébine, terrain de combat, n’a pas suffisamment utilisé l’arme humoristique ni au plan de la thématique ni au plan de l’esthétique alors que « la technique du rire (...) constitue le chemin le plus court pour le dénigrement et la contestation » 520. L’idée selon laquelle le roman, « forme canonique par excellence » 521 de la littérature maghrébine manquerait d’inspiration ironique reste partagée par bon nombre de critiques dont Abdelkébir Khatibi qui écrit :

‘Habituellement, le roman maghrébin étonne par son sérieux et sa manière tendue de raconter et de dire. L’ironie et l’humour ne sont jamais exploités en tant que tels : ils existent souvent par surcroît.522

Jacqueline Arnaud trouve les raisons du manque d’humour et d’ironie de la littérature maghrébine dans le fait qu’ils « apparaissent encore subversifs dans le (...) Maghreb ». Elle fonde son opinion sur le sort réservé à Kateb Yacine du fait de son humour dérangeant :

‘Kateb Yacine demeure indésirable au Maroc, qu’il fut jadis expulsé de Tunisie, que l’Algérie dont il a pu choisir de s’éloigner « provisoirement » a malsupporté de l’entendre narguer les « Beni Kawed », les brebis majoritaires et enturbannées (...) au point de censurer un titre de Jeune Afrique 523.524

Contrairement à leurs homologues maghrébins, l’urgence et la gravité du contexte historique et social n’ont jamais pris le pas sur l’envie des écrivains négro-africains de s’exprimer certes dans un discours empreint d’une « surdétermination idéologique » mais non moins ironique. « Surdétermination idéologique » en ce sens que d’une part, c’est là une manière d’écrire dirigée, notamment pendant la période coloniale, contre l’administration et les missionnaires religieux. Une vie de boy 525 et Le vieux nègre et la médaille 526 de Ferdinand Oyono, Ville cruelle 527 d’Eza Boto et Le pauvre Christ de Bomba 528 de Mongo Beti, de par l’intérêt critique et littéraire qu’elles continuent de susciter encore, en constituent les illustrations les plus pertinentes. D’autre part, cette écriture dénonce après les indépendances, le despotisme, la corruption, le népotisme et la confiscation des libertés après les années de lutte. Le devoir de violence de Yambo Ouologuem, Le pleurer-rire d’Henri Lopès et/ou La carte d’identité 529 de Jean-Marie Adiaffi, sous un mode humoristique, informent sur « les symboles pernicieux d’un pouvoir d’origine nettement pathologique, naïvement et surtout monstrueusement égocentrique » 530.

Ainsi, bien qu'il soit employé selon des modalités différentes, l'humour fonctionne en tant que signe remarquable « d'une identité et d'une continuité narrative[s] » 531 des littératures africaines d’expression française. Aussi élabore-t-il une stratégie narrative dont la modernité consiste « à estimer que « la chose à dire » pourrait jouir (…) à l'égard de la manière dont elle est dite » 532 d' « une secrète parenté » 533. C'est pourquoi le comique de mots, de geste et de situation, la caricature et l'humour tragique représentent des notions qui en rendent compte.

Notes
518.

Merad Ghani, La littérature algérienne d’expression française. Approches socio-culturelles, Paris, Oswald, 1976, pp. 139-140.

519.

Goytisolo Juan, « Un espace magique de sociabilité. Jemaa-el-fna, Patrimoine oral de l'humanité », in Cahier d'Études maghrébines n° 15, Université de Köln, 2001, p. 31.

520.

Laqabi Saïd, L'ironie dans le roman maghrébin d'expression française des années 80. Thèse de doctorat 3e cycle sous la direction de Charles Bonn, Université de Paris 13, 1996, p. 260.

521.

Le roman algérien de langue française, op. cit., p. 8.

522.

Khatibi Abdelkébir, Le roman maghrébin, Paris, Maspéro, 1968, SMER, Réédition Rabat, SMER, 1979, pp. 69-70.

523.

Kateb Yacine, « La fusée des "Beni Kawed" », in Jeune Afrique n° 206, 15 novembre 1964.

524.

Arnaud Jacqueline, La littérature maghrébine de langue française. Le cas de Kateb Yacine, Paris, Publisud, 1986, p. 56.

525.

Oyono Ferdinand, Une vie de boy, Paris, Presse Pocket, 1970.

526.

Oyono Ferdinand, Le vieux nègre et la médaille, Paris, UGE, 1974.

527.

Ville cruelle, op. cit.

528.

Mongo Beti, Le pauvre Christ de Bomba, Paris, Présence Africaine, 1976, 221 p. En réalité, Mongo Beti et Eza Boto font un seul et même auteur. En effet, ce sont des pseudonymes utilisés par le même romancier, de nationalité camerounaise, qui en réalité s’appelle Alexandre Biyidi. Vu le caractère subversif du contenu de ses romans et le contexte de répression et de dictature dans les années 70 au Cameroun, il est évident que c’est pour des raisons de sécurité quant à son intégrité physique qu’Alexandre Biyidi fit recourt aux pseudonymes.

529.

Adiaffi Jean-Marie, La carte d'identité, Paris, Hatier, 1980.

530.

Nouvelles écritures africaines, op. cit., p. 86.

531.

Rey-Mimoso-Ruiz Bernadette, « Tahar Djaout entre rire et conte », in Samrakandi Mohammed Habib (directeur de la rédaction), Horizons Maghrébins, Le droit à la mémoire. La francophonie arabe : Pour une approche de la littérature arabe francophone, n° 52/ 2005, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail et C.I.A.M, pp. 48-55.

532.

Rastier François, Sens et textualité, Paris, Hachette, coll. « Langue, Linguistique, Communication », 1989, p. 102 : « Au demeurant, pour une sémantique interprétative, rien n'est plus profond que la surface. Une longue tradition nous a accoutumés à réduire le signifié du concept, et à estimer que la « chose à dire » pourrait jouir de quelque autonomie à l'égard de la manière dont elle est dite. Dès que l'on a affaire à un corpus, cette illusion « conceptualiste » devrait se dissiper d'elle-même. »

533.

Jakobson Roman, Huit questions de poétique, Paris, Le Seuil, 1977, p. 30.