3.1. Le comique de mots, de geste et de situation

L’écriture comique, c’est-à-dire une écriture qui prête à rire ou à sourire apparaît à trois niveaux qui sont le comique situation, de geste et de mots.

a) Le comique de mots

Il apparaît dans La prise de Gibraltar à travers une juxtaposition de groupes de mots dans des phrases longues où la ponctuation reste assez sommaire. L’effet comique intervient à travers les jeux d’ambiguïté et d’incongruité qu’une telle construction narrative met en exergue, du fait de l’addition improbable de sujets sérieux à des thèmes impertinents. Ces derniers fonctionnent comme des « croquis et dessins accompagnant une chronique ou un roman » 534:

 […] il y avait de tout des slogans politiques des dessins obscènes des encouragements sportifs des messages amoureux etc. W.M.O.C.! F.L.N. vaincra ! Jacqueline chérie où es-tu ?535

Le comique de mots dans le roman de Rachid Boudjedra s’exprime toujours à travers le rapport à la langue de l’autre. Puisque le langage, au quotidien, échoue dans la communication et la compréhension réciproques, le discours comique, sans vouloir se substituer au premier, crée au moins les conditions d’un dialogue. Tel était le cas déjà dans La répudiation avec le personnage de Céline, Française essayant d’apprendre la langue maternelle de son amant arabe :

‘Elle riait de mes imprécations et de mes jurons arabes ; ne les comprenant pas, elle essayait, par jeu, de les deviner à partir des consonances gutturales et dures, puis douces et suaves du fait des chuintantes mouillées qui pullulent dans ma langue...chaque fois que Céline avait essayé de l’apprendre, elle s’y était écorché en vain la bouche et la gorge. Elle riait.536

Tel est le cas dans L’insolation où l’auteur développe son point de vue à propos des rapports humains, de la question de l’altérité et finalement des rapports Nord-Sud. La formulation de ces problématiques épineuses qui chez d’autres auteurs francophones s’effectue de manière solennelle, prend une tournure comique dans l’œuvre de Rachid Boudjedra. Elle contient certes un discours idéologique. Mais, c'est un discours idéologique davantage implicite dans une énonciation subjective qu'explicite dans une profession de foi. Il se tisse, d'abord, dans un champ sémantique de l’interjection. Il s'énonce, ensuite, dans un niveau de langue populaire et/ou « célinien ». Enfin, « le ton ironique qu'il adopte lui permet de renvoyer dos à dos tous les détenteurs de vérités qui se croient meilleurs les uns que les autres » 537. L'insolation en fournit un exemple :

‘Achtung ! Ils feraient mieux de ranger leurs caméras et de s’en aller. Ils se promènent en fiacre en mangeant des figues de Barbarie sans les éplucher. Aïe ! Aïe ! feu dans la bouche. Salve sur le mécréant. Le petit marchand s’esclaffe et exagère à parler en arabe. […]. Baragouine juste un peu de français, mais l’allemand, alors, non ! ( Ya, Ya.) Amitié entre les peuples disent les prospectus des agences de voyages.538

Ainsi, le comique de mots dans la poétique du romancier algérien est indissociable de la pratique du langage. De la langue non maîtrisée de l’autre qui, fatalement, crée une situation de rire. Tout se passe, par conséquent, comme si le langage, par le biais du l’humour, tentait de désamorce la violence de la rencontre inscrite dans La question de l’autre 539.

En ce qui concerne Sony Labou Tansi, c’est l’introduction d’un vocabulaire nouveau, inventé, qui fonde le comique de mots dans son œuvre. En effet, Sony Labou Tansi brouille les pistes du langage en changeant constamment la signification aussi bien propre que figurée des mots, notamment dans le discours amoureux. Il annonçait déjà, dès son premier roman, ce qui constitue la principale caractéristique de l’humour dans son œuvre, à savoir le « renversement » et le « détournement de sens » 540 :

‘On appelle « choquer » toutes les techniques de provocation sexuelle féminine. Les mâles fabriquent des « bouger ».541

Le culte de l’exception fonde l’écriture comique de Sony Labou Tansi et porte en lui les prémices d’une démarche de modernité que l’auteur entend poursuivre. Il écrivait dans l’ouvrage d’Alain Ricard, Littératures d’Afrique noire, qu’il « considère franchement qu’il faut des mots particuliers pour dire chaque chose, chaque situation » 542. Aussi, suivant la même logique que son alter ego algérien, le romancier congolais aborde-t-il la douloureuse question de la colonisation et des relations postcoloniales avec la distance que permet l’humour. De ce fait, il s’autorise à réinterpréter le réel et/ou l’Histoire, moins par révisionnisme que par envie de créer ce que Michel Foucault appelle « un phénomène de bibliothèque » 543. C’est-à-dire une intertextualité qui permet que le langage se délivre « par une raillerie, ou plaisante ou sérieuse » 544. Un langage dont la modernité s’exprime par « l’acte de liberté » pris vis-à-vis « de toute tutelle » 545, y compris une tutelle christique :

‘Même celui qui vient pour vous tuer, donnez-lui une chaise et un verre d’eau. […] De cette manière, nous avons donné une chaise aux Hollandais, aux Portugais, puis aux Français […]. Même celui qui a triché avec ta femme, donne-lui une chaise et un verre d’eau.546

Comparée à la pratique humoristique d’Amadou Kourouma, celle de Sony Labou Tansi est sans équivoque. En effet, pour le premier, l’humour qui darde Les soleils des indépendances 547, procède d’une traduction du malinké au français. Pour le second, il s’agit de trouver un sens inédit au sens antérieur des mots. Chez Sony Labou Tansi, les possibilités du langage et les frontières de l’imaginaire humoristique forment un système binaire qui va s’élargissant. Dans la mesure où il part « d’une expérience humaine et cette expérience humaine peut être vécue par un Africain, un Européen ou un Asiatique » 548, Sony Labou Tansi ne s’astreint pas de « partir de la spécificité de la littérature africaine pour innover, trouver de nouvelles formes... » 549.

En définitive, l’écriture du comique de mots, pour Rachid Boudjedra, s’opère à travers le rapport de la langue locale à la langue française. En revanche, pour Sony Labou Tansi, le comique de mots intervient dans sa volonté de manipuler le sens d’origine des mots. Dans son envie, dit-il, de « coincer la terre entre deux mots » 550 . Les deux cas de figure laissent transparaître une intention auctoriale d’écrire autrement. Le comique de geste pourrait confirmer cette tendance.

Notes
534.

Chaulet-Achour Christiane et Morsly Dalila, « Plus d’un siècle de rire en Algérie. Essai de panorama », in 2000 ans de rire. Permanence et modernité. Colloque International GRELIS-LASELDI/CORHUM, Besançon, 29-30 juin et 1er juillet 2000, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2002, p. 56.

535.

La prise de Gibraltar, op. cit., p. 39.

536.

La répudiation, op. cit., p. 18.

537.

Aniq-Filali Rabéa, « Ironie et traduction », in Bounfour Abdellah et Regam Abdelhaq (sous la direction de), Littérature et traduction. Traduire la subjectivité, Paris, L'Harmattan, 2001, p. 39.

538.

L’insolation, op. cit., p. 165.

539.

Todorov Tzvetan, La conquête de l'Amérique : la question de l’autre, Paris, Le Seuil, 1982.

540.

Kéré Catherine, « L’ironie dans La vie et demie », in Sony Labou Tansi, témoin de son temps, op. cit., p. 114.

541.

La vie et demie, op. cit., p. 72.

542.

Littératures d'Afrique noire. Des langues aux livres, op. cit., p. 222.

543.

Foucault Michel, « La bibliothèque fantastique », in (ouvrage collectif), Travail de Flaubert, Paris, Le Seuil, 1983, p. 106. De la même façon que Foucault parle de l’imaginaire, on pourrait dire que le comique de mots chez Sony Labou Tansi « ne se substitue pas au réel pour le nier ou le composer ; il s’étend entre les signes, de livres en livres, dans l’interstice des redites et des commentaires. Il naît et se forme dans l’entre-deux des textes. C’est un phénomène de bibliothèque. »

544.

Fontanier Pierre, Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1968, p. 145.

545.

Konaté Yacouba, « Art, philosophie et modernité : l’Afrique en effet », in Leçon Inaugurale, Rentrée solennelle de la FLASH, Université d’Abidjan, 22 février 1996, texte polycopié, p. 8.

546.

Les yeux du volcan, op. cit., p. 166.

547.

Les soleils des indépendances, op. cit.

548.

Tansi Sony Labou, Jeune Afrique du 22 février 1984.

549.

Adiaffi Jean-Marie, « Les maîtres de la parole » in Magazine littéraire n° 195, mai 1983, p. 20.

550.

Tansi Sony Labou, « Lettre à Sylvain Bemba » datée du 9 novembre 1974, in La terre d’Afrique en créations, Paris, Éditions Afrique en créations, hors série, septembre 1995, cité par Kocani Christian, « Sony Labou Tansi : jusqu’au bout de l’engagement », in Sony Labou Tansi, témoin de son temps, op. cit., p. 299.