b) Le comique de geste

Comme il s'entend, le comique de geste est exprimé à travers des mouvements et autres attitudes du corps humain. Ces derniers, selon Henri Bergson551, peuvent prêter à rire dès lors qu'ils font penser à une mécanique ou à la raideur d'un objet. Autrement dit, et pour paraphraser Jean-Paul Sartre, le comique de geste est au langage ce que le geste est à l'acte552. Dans l’œuvre de Rachid Boudjedra, le comique de geste fonctionne comme un substitut du langage littéraire. Son objectif, dans la représentation, consiste à déprécier, entre autres, les figures de l’autorité. Il révèle, notamment, un lien pathologique entre l’agressivité de ces dernières et leur incapacité à communiquer avec les mots :

‘Le vieillard lugubre qui leur tenait lieu de maître d’école s’esclaffait vicieusement et fourrageait nerveusement dans ses narines, comme à la recherche de son être constamment en vadrouille dans quelque orifice de son corps, au lieu de se tenir tranquille, là où la philosophie musulmane, depuis que le grand El Ghazali a tout réglé, lui a assigné une place. Le maître se gaussait (…).553

Dans un « espace de communication littéraire » aussi empreint de violence comme le demeurent les romans de Rachid Boudjedra, le comique de geste échoue dans sa fonction supplétive du langage. Pour cause, il creuse davantage l’éloignement des positions et accentue le dialogue de sourd entre la victime et le bourreau. Il aggrave, d’une part, « l’enfermement langagier » 554 dans lequel se débat la première :

‘Elle avait raconté toute l’histoire de bout en bout avec une rapidité excessive chez cette femme très lente et très calme. A la fin, elle en avait perdu le souffle. Elle haletait. Lorsqu’elle se fut vidée devant moi, sans me regarder une seule fois, je lui demandais de tout reprendre, car je n’avais rien compris à son affaire. Elle manqua s’étouffer, fut tentée un instant de s’évanouir puis décida de tout m’expliquer, à nouveau. 555

D’autre part, il embastille le second dans une tour d’ivoire, le confinant sinon dans un rôle de bête de cirque du moins dans celui du clown. Ce qui dénote d’une violence saisie à partir de la solitude et de la réduction inscrites dans la vacuité des gestes d’automates et de pantomimes :

‘S’il n’y avait pas ces cheveux que tu t’escrimais à écarter de tes yeux (…) le vieil homme au chat blanc (…), ébloui par ta présence, finirait par me parler, au lieu de faire des discours savants et inaudibles à son sacré matou qui en venait, à force de vertige et de silence, à boiter comme son maître, à moins qu’il n’essayât, dans sa sagacité de vieux chat gâté, de se moquer du nègre et de le faire sortir de ses gonds.556
(…), l’oncle Hocine était là comme planté au beau milieu de la rue, comme pétrifié brusquement et qu’il n’était pas capable d’avoir d’autre aspect que cette façon d’être définitivement englué dans l’immobilité. Ou plutôt comme s’il n’avait jamais connu que cette manière d’exister, tel un épouvantail figé, édenté (…). Il était là avec sa grande taille (…). Il était donc là, les yeux tournant dans leurs orbites à une vitesse incroyable, fixant sur le monde un regard idiot, celui d’un demeuré plein de sa suffisance et de son fanatisme.557

Dans l'œuvre de Sony Labou Tansi, le comique de geste s’articule autour de l’excès narratif relatif au bas du ventre, en l’occurrence le digestif et le sexuel, dont les théories de Mikhaïl Bakhtine ont montré la modernité :

‘Sarngata Nola, confortablement assis dans une chaise à porteurs recouverte de pourpre et d’argent dansait le chahut de la tête, fumait le cachimbo et mangeait la cancoillotte. Tout sourire, il jetait aux mioches qui les attrapaient au vol des morceaux de son fromage. Ils les gobaient pour les recracher tout de suite. Nous allions apprendre que Sarngata Nola mangeait sa cancoillotte fortement pimentée et alcoolisé à quatre vingt dix parce que, disait-il, paradoxalement cela soignait son mal de foie.558
Hoscar Hana perturbé [qui] avait perdu le contrôle de sa personnalité dans une succession de verres d’absinthe avalés sans précautions. (…). Puis ce fut une suite de ratés. Nertez Pandou avait titubé et renversé le vin (…) ; Estango Douma avait paumé la troisième partie des formules de la cérémonie ; Nertez Coma avait poursuivi la série par une odieuse gestuelle de rastaquouère lors de la mise en cercle des faux mariés (…).559

Quant à l’élément sexuel, il intervient dans le comique de geste à la faveur d’un rire intertextuel que Sony Labou Tansi met en jeu dès La vie et demie 560 et qui, dans Les yeux du volcan,se poursuit ainsi :

‘Ils étaient entrés dans un tumulte de chairs tendues, au milieu de bégaiements exquis. Ils remplissaient la pénombre d’une chorégraphie délicieuse. Quatre fois, Lydie Argandov avait été poussée au zénith de son jeune corps (…). Quatre fois, elle avait hurlé une manière d’insanité crapuleuse : « Plus fort, camarade ! Nous faisons l’avenir. »561

La substitution de l’érotisme par le rire, si ce n’est sa dilution à l'intérieur de ce dernier, dissimule un enjeu moderne. Celui-ci vise à détendre l'atmosphère de gravité entourant trop souvent le roman africain francophone. Après le constat selon lequel «  notre (…) littérature fut de cris, de haines, de revendications, de prophéties aux Aubes inévitables (…). Final : pas de chant sur l’Amour (…). La négritude fut castrée. Et l’antillanité n’a pas de libido. » 562 

La convocation de ce dernier, dans le roman de Sony Labou Tansi, révèle une approche du texte humoristique négro-africain jouant d’une ambiguïté consécutive à la trahison de l’horizon d’attentedu sexuel. Le comique de geste intervient, certes de manière improbable et inattendue. Mais, il suspend, par l’effet du risible, la continuité d’un érotisme dans lequel le romancier débusque une énonciation de La domination masculine. Énonciation, du reste, inscrite dans le comique de situation.

Notes
551.

Bergson Henri, Le rire. Essai sur la signification comique, Paris, PUF, 1981, pp. 79-80.

552.

Sartre Jean-Paul, Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 300 : «Le geste, c'est l'acte devenu objet ».

553.

L’insolation, op. cit., p. 31.

554.

Nevert Michèle, « « Ma prison est une répétition » : l’enfermement du psychotique dans son langage et la libération de Dominique Charmelot », in L’Esprit créateur (Récit et enfermement/Narrative and Confinement), vol. XXXVIII, n° 3, 1998, pp. 17-27.

555.

L’insolation, op. cit., p. 83.

556.

Ibid., pp. 15-16.

557.

La prise de Gibraltar, op. cit., pp. 26-27.

558.

Les sept solitudes de Lorza Lopez, op. cit., p. 60.

559.

Le commencement des douleurs, op. cit., pp. 33-34.

560.

La vie et demie, op. cit., p. 118 où s’exprime ainsi le comique de geste : « [Elle] reçut d'adorables décharges de chaleur dans les reins. Six fois elle avait crié le ho-hi-hi-hi final avant de commencer une véritable rafale de ho-hou-ha-hé. »

561.

Les yeux du volcan, op. cit., pp. 27-28.

562.

Chamoiseau Patrick, Solibo Magnifique, Paris, Gallimard, 1988, p. 62. Cité par Figueiredo Euridice, « L’humour rabelaisien de Patrick Chamoiseau et Mario Andrade », in Kwaterko Jozef (sous la direction de), L’humour et le rire dans les littératures francophones des Amériques, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 87.