c) Le comique de situation

Il s'effectue par le biais de l'inversion, c'est-à-dire obtenir une scène comique en retournant les rôles respectifs des différents protagonistes. Ce que révèle le comique de situation dans l’œuvre romanesque de Sony Labou Tansi, c’est la connivence des Tropiques qui, aux malheurs et à la violence ambiants, ajoutent la démarche réflexive d’une « comédie humaine » qui rit d’elle-même. Si pour Mongo Beti, sans doute le romancier négro-africain qui a le plus investi dans l’écriture ironique, Trop de soleil tue l’amour 563, on peut paraphraser le sens du comique de situation chez Sony Labou Tansi en postulant que « trop de soleil fait perdre la tête ». En ce que la virulence des chaleurs tropicales constitue la dernière mauvaise plaisanterie du destin, l’ultime ironie du sort qui s’abat sur l’Afrique. Aussi complète-t-elle le sort tragique déjà imposé par les dictatures sanglantes et finit-elle par avoir raison de la raison de ses personnages :

‘Au lieu de reculer, la canicule redoublait de furie. Les pierres explosaient comme du verre. La terre rôtissait et grillait, (…). Les nuits bouillaient et crépitaient. Hoscar Hana s’était juré devant la Vierge, devant les aïeux, devant toutes les pierres des sept promontoires et devant les frontoglyphes, il s’était juré sur la salive de son défunt père, sur toutes les sèves de sa maman morte et sur les cent quinze lames du couteau dit « des Douze », il s’était juré qu’il parviendrait à terrasser la fournaise. L’homme s’était enfermé dans son laboratoire et avait commencé à couper, à tronçonner, à moudre l’oxygène (…). Sans même quitter son attirail de noces (gants de soie rouge et velours blanc, chapeau et compagnie), Hoscar Hana poursuivit ses recherches.564

Ainsi, le comique de situation nourrit l’ambivalence de la dramatisation/dédramatisation contenue dans la narration de la violence. Aussi s’appuie-t-il, ici, sur le principe « d'un décalage entre la réalité et sa représentation, décalage entre les paroles et les actes (…) » 565. Mais, pour peu qu'il s'énonce dans une dérision référentielle résultant d'une sorte de fatalité implacable du contexte africain de la violence, le comique de situation n'établit pas moins un rapport avec le tragique. En cela, Sony Labou Tansi partage avec Eugène Ionesco l'avis selon lequel « le comique étant l'intuition de l'absurde, il [me] semble plus désespérant que le tragique. Le comique n'offre pas d'issue » 566. De même, à propos de la situation africaine, son point de vue est similaire à celui de Mongo Beti qui se demande : « Si tu ne mets pas un peu d’humour ici dans la sauce quotidienne, comment feras-tu pour vivre, mon petit père ? » 567. Après qu'il a constaté que :

‘Il suffit d’avoir vécu quelques semaines dans une république africaine francophone pour concevoir l’incroyable monotonie existentielle propre à ces pays (…). C’est comme si tout était étouffé par des milliards d’édredons disposés partout, dans les maisons, dans les rues, dans les établissements publics. (…). Oui, c’est toujours calamiteux un destin dans une république bananière, parce que le malheur n’y a jamais de fin.568

La réponse de Sony Labou Tansi relative à la persistance, dans les lettres africaines, d’un rire ontologique appelé « humour nègre », consubstantiel au destin tragique du continent, satisfait sans doute Nicolas Martin-Granel et Boniface Mongo-Mboussa. En effet, ils lui assignent, respectivement, un enjeu cathartique lié aux « paradoxes de la culture » 569 et « à la spécificité nègre » 570  :

‘Après les enterrements, pour oublier le bruit de la terre sur le cercueil, nous avions coutume de boire un grand quelque chose de capiteux, histoire de faire sentir à l’argile qu’on était toujours debout, fiers de notre troncature de vie cousue à la main (…). Aucun peuple au monde n’était aussi endurant que nous sur la question de vivre une vie coriace.571  ’

Cependant, la modernité du comique qui tente d'appréhender la situation tragique de l’Afrique, procède du fait que Sony Labou Tansi le démarque au possible de tout essentialisme. Tout se passe comme si, chez le romancier congolais, « humour nègre » et humour noir  demeuraient les termes d’une même définition. Ce qui importe c'est qu’ils s’inscrivent dans une stratégie narrative où l’auto dérision infléchit la façon de se voir soi-même, de percevoir les autres et surtout de concevoir la dure réalité africaine selon des stratégies subjectives et fictives. Ces dernières, pour distanciées et détournées qu’elles soient, constituent, au demeurant, « un [en]jeu langagier (…), un lieu de déploiement singulier » 572 pour « s’en prendre à une cible qu’il s’agit de disqualifier » 573.

En définitive, les comiques de mots, de geste et de situation, « à une époque où l'homme est plus que jamais résolu à tuer la vie » 574, cherchent à déplacer, par le rire et l'évasion, l'enjeu esthétique de la violence. Par ce biais, Rachid Boudjedra et Sony Labou Tansi sortent des sentiers battus d'une forme d’écriture sans doute trop rigide et qui, manifestement, gagne à être bousculée.

Notes
563.

Beti Mongo, Trop de soleil tue l’amour, Paris, Julliard, 1999.

564.

Le commencement des douleurs, op. cit., pp. 144-145.

565.

Rodegem Francis, « Les wellérismes », in Cahiers d'Études Littéraires Africaines, Volume XIV, n° 65, 1974, pp. 525-542.

566.

Ionesco Eugène, Notes et contre-notes, Paris, Gallimard, 1966, p. 61.

567.

Trop de soleil tue l’amour, op. cit., p. 9.

568.

Ibid., p. 12 et p. 239.

569.

Martin-Granel Nicolas, Rires noirs. Anthologie romancée de l’humour et du grotesque dans le roman africain, Saint-Maur, Éditions SEPIA, 1991, p. 18.

570.

Mongo-Mboussa Boniface, « Le pleurer-rire des écrivains africains », in Africultures, n° 12, novembre 1998, p. 6 où il écrit notamment : « En réalité, si humour nègre il y a, il ne se situe pas dans cette distinction senghorienne, mais dans la capacité des Nègres à prendre leurs propres souffrances comme objet de dérision. […] La spécificité nègre de cette autodérision réside dans ce que Mongo Beti appelle l’habitude du malheur du nègre. Confronté à une histoire insoutenable (l’esclavage, la colonisation, les dictatures, les guerres tribales), le Nègre a trouvé en l’humour une des réponses possibles à sa tragique destinée. »

571.

Le commencement des douleurs, op. cit., p. 144.

572.

Tcheuyap Alexie, « Tropicalité, ironie et subversion : Les yeux du volcan de Sony Labou Tansi », in Revue d’Études Africaines Palabres, vol. 2, n° 3, juillet 1999, p. 47.

573.

Kerbrat-Orecchioni Catherine, L’implicite, Paris, Armand Colin, 1986, p. 102.

574.

La vie et demie, op. cit., p. 9.