3.2. La caricature

La caricature dans La prise de Gibraltar s’effectue presque exclusivement par le biais de la technique stylistique qu’est la description. Cependant, c’est une description courte et rapide qui insiste sur un point de caractère physique ou moral mais combien révélateur de la personnalité entière du personnage. À ce titre l’embonpoint du jeune personnage principal, Tarik, revient comme un leitmotiv :

‘[…] les enfants se mirent à me poursuivre et à se moquer de mon pauvre corps obèse qui me débordait de partout : Totty Botty ! ( Bud Abbot !) Baba Patata! Plein de graisse jusqu’aux fesses !575

Cette expression de la caricature dans La prise de Gibraltar trouve son renversement dans l’évocation de la maigreur quasi anorexique du personnage du « maître de Coran » dans L’insolation. La modernité de ce modèle de caricature prend sa mesure dans l’asymétrie entre le tissu corporel (amaigrissement et dépérissement physiques) et le tissu vestimentaire576 (la grande taille des vêtements).On perçoit mieux dès lors que le procédé caricatural, chez Rachid Boudjedra, accable davantage la renommée déjà peu enviable des personnages négatifs :

‘Sacré bonhomme ! Sa djellaba ne lui collait pas à la peau, mais sa peau collait au tissu de son habit ample sous lequel il a le loisir de cacher ses mains et fricoter lamentablement ses affaires louches.577

Le caractère subversif de la caricature chez le romancier algérien apparaît à deux niveaux. D’une part, sur le plan de la narration : réduire la personnalité, la psychologie et l’histoire d’un personnage dans une description expéditive, biaise les rapports de ce dernier avec le lecteur. Ainsi, L’insolation et La prise de Gibraltar fonctionnent à la manière de ce que Bruno Gelas appelle « la fiction manipulatrice » 578. Autrement dit, dans ces romans, la caricature se montre solidaire d'un système narratif. Tous deux influent sur un horizon d'attente et un mode de réception. De sorte qu'ils « suspendent le jugement » 579 du lecteur. D’autre part, la subversion de la caricature, dans les romans de Rachid Boudjedra, repose sur le renoncement d’une certaine tradition réaliste de la description et du portrait dans laquelle se sont inscrits bon nombre d’œuvres littéraires maghrébines. C'est comme si le romancier algérien, en choisissant d’insister sur un défaut physique d’un personnage au détriment d’une description entière, physique et morale, refusait de faire « concurrence à l’état civil » :

‘Il ne pouvait pas préciser quel était le membre coupé, mais il était sûr qu’il y avait quelque chose en moins dans ce corps en forme d’outre dans lequel on avait jeté pêle-mêle et sans ordre préconçu, la graisse, le sang, les nerfs, la chair, le cartilage, le chyle et l’eau, surtout beaucoup d’eau…580

Par conséquent, la modernité de son écriture se situe moins dans la caricature inscrite dans la narration de ses œuvres que dans celle qu’il fait indirectement des systèmes narratifs de ses prédécesseurs dans le paysage littéraire maghrébin. En œuvrant pour une « troisième voie », il essaie d’ « échapper, […], à l’alternative devenue habituelle entre une écriture « réaliste » plate d’un côté, celle de Feraoun, de Mammeri, de Malek Haddad, et l’hermétisme relatif qu’on prêtait à des romans comme Nedjma (...). »581 Cependant, la caricature dans le roman « boudjedrien » ne se résume pas exclusivement à une représentation brève. Elle adopte également une forme allongée qui insiste sur les laideurs physiques. Elle les grossit exagérément et semble les figer dans une image et un temps :

‘Le nouveau marié avec sa grosse face patibulaire de bon jouisseur était pris en gros plan, comme si le photographe avait voulu souligner la laideur de ses traits, la bestialité de son regard et la perversion de sa bouche. Mais tout cela n’était rien à côté de la photo du Gouverneur de Manama, raide et minuscule, dressé sur ses ergots comme pour profiter au maximum du moindre centimètre de sa taille, sanglé dans son célèbre costume d’apparat […].582

C’est là une forme outrancière de l’écriture caricaturale du roman africain francophone. Ephrem Sambou l'analyse ainsi :

‘[|La caricature] se nourrit des défauts physiques, intellectuels ou moraux de ceux qu’elle prend pour cible. Non seulement elle met ces défauts en lumière, mais les force jusqu’à l’outrance. Elle réclame d’autre part une exagération qui conduit au bouffon ou au monstrueux sans tuer la ressemblance.583

Depuis La répudiation, Rachid Boudjedra développe et enrichit sa technique d’expression de la caricature dans ses œuvres dont les plus marquantes nous paraissent être Topographie idéale pour une agression caractérisée 584 et L’escargot entêté 585. En effet, ces deux romans racontent respectivement de manière tragique certes, mais non moins ironique, le parcours pathétique d’un émigré algérien dans la jungle du métro parisien et les travers grotesques et kafkaïens du milieu de la bureaucratie. Étudiant la problématique de l’ironie en général et de la caricature en particulier dans l’œuvre de Rachid Boudjedra, Giuliana Toso Rodinis l’assimile à l’expression d’une « nostalgie de la beauté et de la bonté qui constituent le rêve de l’auteur » 586. Mais l’ultime rêve d’un auteur, depuis Marcel Proust, n’est-il pas d’inventer son propre langage ? La réponse semble affirmative tant le recours à l’ironie et à la caricature, dans l’œuvre de Rachid Boudjedra, expriment une vision bergsonienne du rire dont la signification se lit, d’une part, comme un acte de langage587. D'autre part, la pratique de la caricature, en tant qu’une esthétique littéraire, traduit, chez l’auteur algérien, un souci de rupture avec une certaine écriture mimétique de la littérature maghrébine d’expression française.

Quant à la caricature dans l’œuvre romanesque de Sony Labou Tansi, elle « se sert de plusieurs des techniques du carnavalesque populaire et littéraire » 588. Elle participe d’une démythification/démystification de l’ordre et de la sacralité, à travers une représentation dévalorisante des pouvoirs politiques et religieux. Pouvoirs auxquels elle défère une irrévérence manifeste dès lors qu’il suffit de « frapper sur la table» pour être « à l’image de Dieu » 589. Anny Wynchank abonde dans le même sens lorsque, s'appuyant sur la théorie de Mikhaïl Bakhtine, elle appréhende la question de la caricature en écrivant que « justement, la profanation est aussi une caractéristique de la perception carnavalesque du monde » 590 dans l'œuvre romanesque de l'auteur congolais. D’où le portrait gargantuesque du « colosse », sorte de figure prophétique grotesque, dans Les yeux du volcan :

‘L’homme avait un demi-mètre de barbe toute noire. Son crâne, rasé tel un œuf, laissait voir en son milieu un îlot de poils drus, rouge piment, qui lui descendaient derrière l’occiput comme une queue de cheval et se terminaient par un trousseau de cauris multicolores. Un front lourd. Un nez immonde, qui paraissait appeler l’air environnant. Des yeux qui lâchaient un éclat de métal blessé, au-dessus desquels broussaillaient des sourcils rouges.591

De même dans L’état honteux, le personnage principal se réduit en une métonymie qui consiste à le présenter moins à travers une description physique ou morale qu’à travers une allusion permanente et lancinante de sa maladie, une hernie :

‘Mais il faut que je vous montre tout pour vous faire comprendre que ce n’était pas une ambition personnelle qui a poussé ma hernie au pouvoir.592

Ces deux caractéristiques de l’écriture caricaturale de Sony Labou Tansi se rapprochent de la remarque que Mikhaïl Bakhtine relève à propos de ce qu’il appelle le « réalisme grotesque ». Il écrit notamment :

‘Le rabaissement est le principe artistique essentiel du réalisme grotesque : toutes les choses sacrées et élevées y sont réinterprétées sur le plan matériel et corporel.593

Un autre versant de l’écriture caricaturale de Sony Labou Tansi réside dans l’usage qu’il fait de l’onomastique. En effet, les noms propres, bien que relevant d’horizons divers tels que l’histoire, la géographie ou tout simplement l’onomatopée, procèdent de ce que Philippe Hamon appelle la « motivation systématique des noms propres et des surnoms » 594. Mais tout se passe, par exemple dans Le commencement des douleurs, comme si Sony Labou Tansi entendait créer une rupture par rapport à la pratique onomastique du « réalisme ». En effet, si les noms, prénoms et autres pseudonymes renvoient à un contenu social ou corporatiste dans le roman réaliste, ils servent, dans la logique de modernité de Sony Labou Tansi, en tant qu’agents du langage. En ce qu’il y a correspondance entre les systèmes narratifs et descriptifs des personnages et la sémiologie nominale de ces derniers :

‘Pauvre Pascale Mala ! Atteinte de schizophrénie irréversible, elle aboyait comme une bête du matin au soir, racontant des saynètes inouïes et des biographies pleines de zizanie. Or Pascale Mala demanda la parole au tribunal. Elle ne parla que pour mériter le petit nom que lui donnait Hondo-Noote depuis qu’elle était jeune fille : la Mastodonte.595

Le choix du premier prénom (Ignace) du personnage du juge Ignace Yves Vincent ne fait-il pas douter de sa sagesse et de sa capacité à rendre la justice ? Le second prénom (Yves), auquel est associé « la chemise et le veston boutonnés à l’envers »,n'évoque-t-il pas une marque française dans l’industrie de la mode (on remarquera que la notion de « style » demeure présente aussi bien dans la mode que dans la littérature) ? L’identité, le caractère et les origines gauloises, pour ne pas dire françaises, du personnage apparaissent moins à travers une narration classique que par le biais du langage du rire et par une intertextualité populaire servie sans doute par la bande dessinée :

‘En partant, le juge Ignace Yves Vincent rit une grosse fois du bon rire exclusif des gens de Hondo-Noote quand le ciel leur tombe sur la tête.596  ’

Par conséquent, si « tous ces noms ne sont pas choisis au hasard » 597, c’est parce qu’« ils ont une fonction textuelle du fait de leurs sonorités et leur suggestivité... » 598. Cependant, leur influence dans la trame narrative du roman est modérément significative. En même temps qu’ils relèvent fréquemment d’une fantaisie débordante, les noms connotés des personnages participent de l'écriture caricaturale à partir d'une fonction cognitive. Aussi cette dernière, telle « le crayon du caricaturiste » 599, dévoile-t-elle une vérité physique et parfois morale, même si c’est sur le mode du ridicule. En donnant à la caricature un sens cognitif, le romancier congolais ne fait que reproduire une vieille tradition de la caricature dans la littérature africaine. Le pauvre Christ de Bomba 600 de Mongo Beti, semble influencer l’apparition dans Les Yeux du volcan, du personnage du père Christian de La Bretelle qu’ « on vit arriver en courant […], soutane retroussée jusqu’aux cuisses, et langue dehors » 601. L’association du prénom Christian, lequel renvoie au catholicisme, et du nom à particule, de La Bretelle, lequel révèle non pas une origine sociale distinguée mais un atavisme et une imposture sexuels, donne une vision réductrice et caricaturale de la présence des missionnaires français en Afrique en général et au Congo en particulier.

En définitive, la caricature cristallise une certaine subversion scripturaire dans les œuvres romanesques respectives de Rachid Boudjedra et de Sony Labou Tansi. S'y découvre une modernité du fait du nouvel enjeu littéraire qu’elle constitue dans son rapport au langage. Nouvel enjeu littéraire et moderne auquel participe l’humour tragique.

Notes
575.

La prise de Gibraltar, op. cit., p. 156.

576.

Morsely Dalila, « Pantalons, serouels et hidjeb : humour et terrorisme en Algérie », in Cahiers de recherche de CORHUM-CRIH, n°3 « Féminin/Masculin – Humour et différence sexuelle », 1995, pp. 67-77.

577.

L’insolation, op. cit., p. 36.

578.

Gelas Bruno, « La fiction manipulatrice », in Linguistique et sémiologie, n° 10 intitulé L'Argumentation, Presses Universitaires de Lyon, 1981, p. 84 : « (...) dans le cadre d'une démarche argumentativo-persuasive, l'établissement d'une narration [comme forme de l'exemplum] se présente toujours comme une manipulation – et plus précisément comme une opération de détournement énonciatif. »

579.

Evrard Frank, L’humour, Paris, Hachette, 1996, p. 41 où il écrit notamment que « le détachement humoristique participe d’un comique de la nuance et du décalage qui semble suspendre le jugement. »

580.

L’insolation, op. cit., p. 44.

581.

Le roman algérien de langue française. Vers un espace de communication littéraire décolonisé ? ,op. cit., p. 237.

582.

Les 1001 années de la nostalgie, op. cit., p. 170.

583.

Cité par Sambou Ephrem, La satire dans le roman guinéen, Villeneuve d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1998, p. 357.

584.

Boudjedra Rachid, Topographie idéale pour une agression caractérisée, op. cit.

585.

Boudjedra Rachid, L'escargot entêté, op. cit.

586.

Rodinis Toso Giuliana, « L'ironie dans l'œuvre de Rachid Boudjedra comme un double forme de l'exotisme », in Actes du Colloque International Exotisme et création à Lyon, en 1983, Éditions L'Hermès, novembre 1985, p. 143.

587.

Bergson Henri, Le rire, essai sur la signification du comique, op. cit.

588.

Ndiaye Christiane, « Kourouma et Sony Labou Ransi, le refus du silence », in Danses de la parole. Études sur les littératures africaine et antillaise, Paris, Éditions Nouvelles du Sud, 1996, p. 92.

589.

Les sept solitudes de Lorsa Lopez, op. cit., p. 107.

590.

Wynchank Anny, « Réponse de Sony Labou Tansi aux dictatures : une satyre ménippée : l'univers carnavalesque de Sony Labou Tansi », in Présence francophone, n°45, 1995, p. 145.

591.

Les yeux du volcan, op. cit., p. 9.

592.

Tansi Sony Labou, L’état honteux, op. cit., p. 16.

593.

Bakhtine Mikhaïl, L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au moyen-âge et sous la renaissance, Traduction d'Andrée Robel, Paris, Gallimard, 1970, p. 368.

594.

Hamon Philippe, « Un discours contraint » in Littérature et réalité, op. cit, p. 138.

595.

Le commencement des douleurs, op. cit., p. 15.

596.

Ibid., p.45.

597.

« « Les tropicalités » de Sony Labou Tansi », op. cit., p. 140.

598.

Nouvelles écritures africaines, op. cit., p. 143.

599.

« Le crayon du caricaturiste s’est transformé en rapière, chaque adjectif est une touche et à la fin de l’assaut, les derniers mots portent l’estocade mortelle. », Bouce P-G, « Les procédés du comique dans Humphrey Clinker », in Actes du Congrès de Lille, 27-29 mai 1965, Paris, Études du Plan, 1966, p. 53.

600.

Le pauvre Christ de Bomba, op. cit.

601.

Les yeux du volcan, op. cit., p. 132.