3.3. L'humour tragique

Il incarne, plus que toute autre forme de narration romanesque, ce va-et-vient perpétuel de l'écrivain africain francophone entre l’invitation au « plaisir du texte » et la « sommation » de « rendre compte » auxquelles l’astreint sa communauté d'origine. L'irruption de l'humour dans le tragique a été analysée de façon pertinente par Sigmund Freud dans Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient 602. Il en donne, notamment, deux exemples. Un bandit qu'on conduit à la potence et qui s'écrie : « voilà une semaine qui commence bien ». Et un autre brigand qui, au pied de la potence, craignant d'avoir froid, réclame un foulard pour protéger son cou. À partir de ces deux cas, Sigmund Freud en arrive à la conclusion que l'humour permet d'atteindre le plaisir jusque dans les moments les plus douloureux et dans les situations les plus désespérantes. L’humour tragique inscrit dans les romans de Rachid Boudjedra ne déroge pas à cette règle. Son enjeu littéraire s’articule autour d’une approche intertextuelle d’un humour nécrologique qui gravite dans le sens contraire de la tragédie de la mort, pour mieux en suspendre la gravité. Aussi les deux récits de l’épisode de la mort de la mère et de celle du frère deviennent-ils récurrents dans plusieurs romans :

‘Ils voulaient tous que j’aille porter le cercueil de ma mère, mais comment leur expliquer que je n’avais pas envie (…). Je n’avais pas envie de voir son ventre mou, son œil droit ou gauche qui s’évertuerait à ne pas se fermer malgré les efforts de la vieille laveuse de cadavres secrètement exaspérée par ce manège de la morte (…).603
Puis ce fut, un an plus tard, la prière de l’absent. C’était en l’honneur de mon frère aîné, décédé à l’étranger. Le corps arriva, deux mois plus tard, enfermé dans un cercueil scellé à la cire rouge et portant le cachet de la douane.604

La modernité littéraire qu’introduit l’humour tragique dans l’œuvre romanesque de Rachid Boudjedra réside dans ce que Sébastien Rongier appelle « la distance impliquée ». Il la définit ainsi : 

‘La distance convenable (…) ouvre une voie vers un écart ironique. L’authenticité de l’œuvre devient alors (…) une distance impliquée : elle diffère de la réalité sans s’en abstraire, et par détour, elle est une ouverture au réel.605

Dans l’évocation tragi-comique de la mort de la mère, puis du frère, cette notion de « distance impliquée » intervient, d’une part, à travers la possibilité laissée au lecteur de se détacher de « la violence du texte » par le rire. D’autre part, dans la narration, cette distance se joue à travers la mise en fiction d’une histoire douloureuse, sous les traits d’un roman familial qui trouve dans l’humour tragique une littérarité qu’il n’aurait certainement pas obtenu dans un récit de témoignage ou dans une confession sur le divan. Giuliana Toso Rodinis ne dit pas autre chose lorsqu’elle désigne par « typologie indirecte » ce que Sébastien Rongier appelle « distance impliquée ». Elle écrit notamment :

‘[L'humour] relatif au monde algérien est dans toute l'œuvre de Boudjedra afférent à une typologie indirecte, c'est-à-dire qu'il est en relation avec la mémoire d'une réalité terrible que l'on cherche à refouler.606

Mais, ce refoulement s'opère avec les moyens de la fiction. Celle-ci, précise Jacqueline Arnaud, « se transpose chez l'écrivain en faculté d'exorcisme par l'écriture, capable de susciter les fantasmes d'angoisse et de mort, et de les dissiper, grâce à l'humour »607.

En définitive, L’insolation, Les 1001 années de la nostalgie et La prise de Gibraltar de Rachid Boudjedra et Les yeux du volcan, Les sept solitudes de Lorsa Lopez et Le commencement des douleurs de Sony Labou Tansi, traitent de la problématique de l’humour. Celui-ci, en tant que lieu d'une écriture de la violence, constitue une caractéristique fondamentale de la modernité de la littérature maghrébine. Il en va de même pour la littérature négro-africaine. Ce qui, relève de l'inédit, et par conséquent s'inscrit dans une certaine dynamique de rupture de l'écriture romanesque de ces deux sphères littéraires, c'est la jonction réalisée entre une écriture de l’humour jusque là en perte de vitesse et une écriture au « style nerveux », en permanence « habité[e] par une vie éruptive »608. Poser l'écriture de l’humour comme un acte de violence, c'est engager les littératures francophones d’Afrique dans une dynamique scripturaire et langagière. Celle là même que Roland Barthes lui assignait en écrivant :

‘L'ironie n'est rien d'autre que la question posée par le langage au langage (…), une façon de mettre le langage en question par les excès apparents, déclarés, du langage. [...]. Face à la pauvre ironie (...), produit narcissique d'une langue trop confiante en elle-même, on peut imaginer une autre ironie (...), parce qu'elle joue des formes et non des êtres.609
Notes
602.

Freud Sigmund, Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient, Paris, Gallimard, 1988.

603.

L’insolation, op. cit., p. 224. Ce récit tragi-comique de la mort de la mère se poursuit à la faveur d’une intratextualité avec La prise de Gibraltar « Elle était fluette de corpulence et transparente de peau, mais là, elle faisait encore plus fluette, plus fragile, plus frêle et plus transparente ; avec ses yeux fermés et sa bouche qui ne voulait pas se refermer au point qu’on serra un fichu rose pailleté d’or partant de sous le menton et attaché au-dessus du crâne, pour permettre à sa bouche de rester close. On avait l’impression qu’elle ne voulait plus se taire, elle qui avait passé sa vie dans le silence, la résignation et la patience. », p. 242.

604.

La prise de Gibraltar, op. cit., pp. 287-288. Cette scène tragi-comique joue sur un registre intratextuel avec celle, dans La répudiation, où le cercueil contenant le frère du narrateur flotte ridiculement dans l’air.

605.

Rongier Sébastien, De l’ironie. Enjeux critiques pour la modernité, Paris, Éditions Klincksieck, 2007, p. 94.

606.

« L'ironie dans l'œuvre de R. Boudjedra comme une double forme de l'exotisme », op. cit., p. 151.

607.

« Culture et tradition populaires dans l'œuvre de Mohammed Khaïr-Eddine », op. cit., p. 102.

608.

Fanon Frantz, Les damnés de la terre, Paris, Maspéro, 1981, p. 152.

609.

Barthes Roland, « Critique et vérité » [1966], in Œuvres complètes, t. 2, Paris, Le Seuil, 2002, p. 798.