Chapitre IV : Crise du style, crise du sujet : Vers une scénographie postmoderne de la poétique de violence

Jean-Marc Moura, puisque la notion de scénographie littéraire dans l’espace francophone renvoie à ses travaux, écrit que le roman francophone constitue une « exploration critique de notre (post-) modernité » 665 . Ce qui, de façon visible et instantanée, attire l’attention, c’est la composition orthographique et typographique du néologisme, (post-) modernité, ainsi créé par Jean-Marc Moura (le néologisme ne constitue-t-il pas déjà en lui-même une sorte de violence rebelle en face Du bon usage de la langue ?). L’utilisation de l’affixe, pour lequel d’éminents lexicologues éprouvent « quelques répugnances » 666, rompt subitement, ici, la continuité et l’harmonie initiales de la phrase. En même temps qu'elle fait ressentir la latence d’un malaise que parachèvent deux signes de ponctuation. D'une part, par l'intermédiaire du trait d’union qu’il convient, de fait, d’appeler « le trait de désunion ». D'autre part, par le biais des parenthèses qui enferment le mot dans sa propre aporie. Aussi peut-on postuler qu’au-delà du « pessimisme » que Marc Gontard circonscrit autour de la question de certains choix orthographiques du mot, la « terreur dans les lettres » portée en son sein par l’orthographe utilisé par Jean-Marc Moura fonctionne par métonymie. Elle préfigure, d’un point de vue esthétique, la postmodernité des œuvres romanesques respectives de Rachid Boudjedra et de Sony Labou Tansi en tant qu’un projet acheminé par les moyens d’une poétique de la violence. Mais si La violence du texte maghrébin et Le devoir de violence de son homologue négro-africain, constitutifs de ces deux littératures, fondent l’autel sur lequel elles professent leur modernité, comment, ici et maintenant, attribuer à cette représentation de la violence des caractéristiques postmodernes ? La réponse à cette question se situe essentiellement dans la correspondance des procédés, des formes et autres techniques d’énonciation que cette poétique de la violence entretient avec un critère indiscutable de la postmodernité : la renarrativation. Aaron Kibedi Varga et Sophie Bertho ont respectivement théorisé cette notion. En effet, le premier soutient :

‘Ce qui caractérise le plus profondément peut-être la nouvelle littérature postmoderne, c'est la renarrativation du texte, c'est l'effort de construire de nouveau des récits.667

Quand la seconde observe que « le retour du sujet [qui] va automatiquement de pair avec le retour du récit. L'écriture semble redevenir le lieu d'une aventure humaine »668 dans le roman, après la période formaliste et ses multiples expérimentations. La définition donnée par le premier, ne sépare pas la nouvelle prédominance du récit d'un renversement distancié et non moins ironique du réalisme hérité de la modernité littéraire. Ce qui lui fait dire :

‘Le romancier postmoderne ne s'insurge plus contre l'omniscience du narrateur classique, comme l'a fait naguère Robbe-Grillet : les deux attitudes sont possibles et égales, un même jeu ironique englobe l'illusion du réalisme et l'illusion de la modernité.669

Celle envisagée par la seconde critique intègre, par ailleurs, l'idée que la renarrativation procède d’un besoin sinon vital du moins urgent de raconter, de se raconter pour transformer, réinventer et ré enchanter le réel décevant et le chaos du monde670. Aussi les dites caractéristiques de la renarrativation,relevées par les deux critiques, correspondent-elles à celles que pointe du doigt Boubacar Boris Diop, romancier sénégalais, à propos de la mouvance narrative et esthétique actuelle observée dans les littératures francophones d’Afrique. Il y remarque « que la réalité est en avance sur la fiction. (La réalité ressemble beaucoup à la fiction romanesque.) Pour être délirant en Afrique, un écrivain a surtout besoin d’être réaliste. » 671 Cependant, c’est l’acuité scientifique de Marc Gontard, dans une étude simultanément diachronique, synchronique et transversale (il y convoque la philosophie, la sociologie, l’histoire, les sciences, l’économie entre autres) qui saisit la singularité postmoderne inscrite dans les œuvres francophones, notamment maghrébines et négro-africaines. Tout en réunissant, explicitement, les concepts des deux critiques occidentaux et en prenant en compte, implicitement, l’avis du romancier sénégalais, il les discute et les réoriente dans le sens d’un « décentrement ». Mais, surtout, il hiérarchise une taxinomie postmoderne dont « la première s’organise autour du principe de discontinuité » 672, préalablement mentionné et qui, ici, se décline sous la désignation d' « écritures du discontinu » 673. Ce dernier, dans le contexte d'une écriture de violence comme celle des littératures francophones, maghrébine et négro-africaine, ici représentées à travers les œuvres respectives de Rachid Boudjedra et de Sony Labou Tansi, complète les analyses critiques développées précédemment autour de la problématique centrale de la crise du sujet et par conséquent du style. Question de sujet et de style : donc question de stratégie et de scénographie narratives et énonciatives qu’on ne peut désolidariser ni avec la renarrativation en tant que dépassement du réalisme, ni avec la tension à l’origine de la discontinuité de l’écriture de violence. Pour cause, la mise en scène particulière des auteurs se heurte à une forme de mise en scène nettement plus conventionnelle. S’en suit, par conséquent, une lecture inédite du fait de nouveaux rapports auteur/lecteur et/ou narrateur/narrataire. Ces derniers, au-delà des questions formelles, œuvrent pour une expérience réceptive moins intelligible que sensible. Renforçant, ainsi, l'ambigüité périphérique qui existe entre « Récit fictionnel, [et] récit factuel » 674.

Notes
665.

Littératures francophones et théorie postcoloniale, op. cit., p. 153.

666.

Dauzat Albert, cité par Chevalier Jean-Claude, Blanche-Benveniste Claire, Arrivé Michel et Peytard Jean, Grammaire du français contemporain, Paris, Librairie Larousse, 1964, Rééditions de 1991, p. 50.

667.

Kibedi Varga Aaron, « Le récit postmoderne », in Littérature, n° 77, février 1990, p. 16.

668.

Bertho Sophie, « L'attente postmoderne. À propos de la littérature contemporaine en France », in Revue d'histoire littéraire de la France, n° 4-5, juil-oct. 1991, p. 737.

669.

Kibedi Varga Aaron, « Récit et postmodernité », in Kibedi Varga Aaron (sous la direction de), Littérature et postmodernité, Amsterdam, CRIN, n° 14, 1986, p. 6.

670.

Bertho Sophie, « Temps, récit et postmodernité », in Littérature, n° 92, déc. 1993, p. 94.

671.

Diop Boubacar Boris, « Interview », Biennale de Dakar, décembre 1990, cité par Ambourhouet- Bigmann Magloire, « La cafritude, puînée attendue de la négritude. », in Actes du colloque international 1960-2004 : bilan et tendances de la littérature négro-africaine, Lubumbashi, 26-28 janvier 2005, Presses Universitaires de Lubumbashi, p. 244.

672.

La violence du texte, op. cit., p. 73.

673.

Le roman français postmoderne. Une écriture turbulente, op. cit., p. 75.

674.

Genette Gérard, Fiction et diction, Paris, Le Seuil, 1991, p. 66.