4.1. Le récit postmoderne de violence : un dépassement du réalisme

Ne s’agit-il pas, lorsque Rachid Boudjedra et Sony Labou Tansi écrivent autrement qu’en suivant une Logique du récit (début, progression, linéarité, chronologie, uniformité spatiale et temporelle…), de décentrer, dans l’espace romanesque francophone, la contestation du modèle balzacien ou du réalisme de Gustave Flaubert ? Si, dans les textes de nos deux auteurs, l’effet ironique qui accompagne cette déconstruction narrative annonce l’entrée dans une écriture postmoderne, celle-ci se manifeste surtout dans le redéploiement, volontairement excessif, de la narration. Les schémas et procédés énonciatifs, ainsi exagérément produits, suppriment les critères de hiérarchie, d’ordre et de valeur des structures et des situations actantielles. Pour impertinente et ironique, cette démarche consistant à convoquer la postmodernité à partir des interstices, des insuffisances et de la naïveté presque « bovaryste » de la narration héritée du réalisme, ne s’applique pas moins à la poétique de la violence dans La prise de Gibraltar. En effet, la textualisation parodique, sous forme d’une Peau de chagrin inversée, c’est-à-dire grossissant de façon irréversible et morbide, mobilise les éléments narratifs et descriptifs de la boulimie et de l’obésité de Rachid, le personnage principal. Quand par le biais de la redondance et de la récurrence des énumérations, des datations historiques ou des estimations précises sur la base de chiffres, elle aiguise la faim du récit menacé par « un trop plein » 675. Elle en déguise la fin en démultipliant en son sein des micro-récits autonomes et circulaires. Lesquels s’agrègent pour créer un « hypertexte » qui recouvre moins l'acception « dérivative et transformationnelle » 676 d'un texte par un autre, qu'il ne correspond à une ramification narrative, semblable au « rhizome » 677 et ailleurs dénommé « schémas arborescents ou en treillis » 678. Un hypertexte dont le paradoxe réside dans la faillite générée par l'embonpoint de ses descriptions physiques, morales, psychologiques et circonstancielles. Excès narratif qui, dans sa tentation globalisante, produit l’effet inverse de ce qu’on peut en attendre. En d'autres termes, il génère de l’incertitude :

‘Pourquoi donc cette différence quelque peu saugrenue, surtout que l’on sait que l’on est à la veille d’une bataille qui va changer la face de l’Europe ? 1° Peut-être que les deux officiers manquants avaient été désarçonnés par leurs montures et qu’ils se trouvaient par terre, parce que trop nerveux eux-mêmes devant l’ampleur de la responsabilité qui les attendait et qui se concrétisait dans la volonté de la conquête de l’Europe entière en commençant par l’Andalousie. 2° Peut-être que les deux cavaliers avaient été tués au cours de la traversée du Détroit et que les chevaux avaient continué à avancer avec les officiers, d’une façon automatique ou instinctive, ou sous l’effet d’un réflexe conditionné. 3° Peut-être, aussi, que les deux cavaliers étaient victimes des illusions d’optique qui faussent tout regard, à cause de certaines lois physiques incontournables (…). 4° Peut-être, encore, que les deux officiers avaient abandonné leurs chevaux juste quelques moments pour assouvir un besoin naturel urgent et pressant, se reposer un instant, faire leurs prières, changer de selle ou n’importe quelle autre cause difficile à discerner, étant donné le nombre incalculable d’hypothèses et de probabilités, impossibles à recenser. 5° Peut-être.679

Si, chez Rachid Boudjedra, l’écriture postmoderne de violence s’inscrit dans une perspective de vampirisme du modèle réaliste, chez Sony Labou Tansi, le dépassement de ce dernier consiste en son étalement sans cesse reproduit. En effet, son écriture prolonge, sous forme de descriptions et de répétitions, la mise en exergue thématique de la corruption, de la torture et des répressions. Une certaine analyse explique que le besoin de renarrativation qui caractérise L’homme précaire 680 qu’est devenu le sujet postmoderne tient de sa triste et chaotique condition. Ce qui autorise à penser que les histoires de violence que l’œuvre romanesque de Sony Labou Tansi ressasse n’ont de signes et de sens que lorsqu’elles sont appréhendées à travers leur itération et leur permanence textuelles en tant que, certes, exercice de représentation s’inspirant d’un vécu, donc d’un certain réalisme, mais aussi comme dépassement de ce dernier. En effet, l’itération narrative de la violence, inscrite dans Les sept solitudes de Lorsa Lopez, conduit à une « sommation » adressée au récit réaliste de se départir de son « insoutenable neutralité». Le récit romanesque de Sony Labou Tansi est postmoderne en ce qu’ilsubvertit les critères d’objectivité, d’observation et de refus de dénaturer les faits que revendique le réalisme traditionnel. À celui-ci, il « additionne des qualités en fonction d’un jugement implicite : ses objets ont des formes, mais aussi des odeurs, des propriétés tactiles, des souvenirs, des analogies, bref ils fourmillent de significations ; ils ont mille modes d’être perçus, et jamais impunément, puisqu’ils entraînent un mouvement humain de dégoût ou d’appétit. » 681Dans l’œuvre du romancier congolais, ce « jugement implicite » qu’évoque Roland Barthes évolue et se transforme dès lors que l’ultime degré de violence et d’horreur atteint, annule les précautions du réalisme descriptif et n’offre, au point de vue sous-jacent du narrateur, une lecture autre que celle d’une condamnation explicite :

‘La pauvre criait à l’aide, et nous entendions, estompée par les beuglements (…) : A moi, à l’aide : il me tue.
Des portes, ainsi que quelques fenêtres s’ouvrirent, montrant des ombres qui se signaient (…).
Il frappait des coups que tout le quartier pouvait entendre. Il frappait des poings, des pieds, de la tête, avec une lancinante rage de bête féroce. Rage besogneuse. Il frappait partout sur son corps déchiqueté pendant qu’elle criait à l’aide et que toute la ville se signait (…).
Personne ne lui apporta ce qu’elle avait voulu : l’aide. La voix s’éteignait lentement : « A moi, à l’aide, il me tue. »
Nous ne comprenions comment la ville avait pu tourner le dos au crime de Lorsa Lopez.682

La figure actantielle, par ailleurs narratrice principale du roman, Estina Bronzario, ne participe pas uniquement d’un hommage rendu au courage et au dévouement des femmes africaines. Si le thème de l’apologie féminine constitue un leitmotiv dans la littérature africaine, son inscription en tant que schème ouvre une ère dont l’influence postmoderne se rapproche de la littérature de genre, de communautés et/ou de groupes sociaux en marge et/ou en proie à la domination. Afin de dépasser la crise du sujet, notamment du sujet masculin en tant que narrateur et/ou personnage principal dont la violence et le désir de domination, n’ont d’égal que l’égocentrisme d'une narration homodiégétique sans doute à l’origine de l’épuisement littéraire de sa représentation, l’œuvre romanesque intégrale de Sony Labou Tansi semble revendiquer une textualité et une littérarité alternatives. Celles-ci convoquent, d'abord, un style moins heurté et un ton plus mesuré dans une déposition féminine du récit. Elles délivrent, ensuite, à travers une pratique descriptive, une introspection moins psychologique que métaphorique des actants féminins. Enfin, elles distillent, dans le discours romanesque global, des particularités énonciatives chargées d'accents poétiques, comme pour signifier le souhait d'en finir avec un espace romanesque négro-africain particulièrement déshumanisé. Remettre le sujet et le récit au cœur de la narration, tout en déconstruisant les archétypes et les attendus d’une narration réaliste et rationnelle, revient ainsi, pour le romancier congolais, à instaurer ce que Bruno Gelas appelle une « procédure d’exemplarisarion » 683. Cette dernière s’articule autour de l’insistance narrative et descriptive de valeurs féminines telles que la beauté physique, notamment la plasticité du corps des héroïnes, et/ou les qualités morales. Quand ce n'est pas un discours sur la femme sainte et innocente qui est véhiculé :

‘Elle quitta Valancia (…) et laissa au père une lettre (…)
Mon amour,
Qui saura jamais ce qu’est le corps ? Le mien pourtant je le devine agréable à toutes les folies du monde, bâti à la seule mesure de la démesure. (…)
Corps de turbulences, avec ses dômes, flèches, corniches, labyrinthes, mâchicoulis, minarets… (…) C’est justement la chair qui, en disant « je », change l’univers en un inépuisable chant de triomphe. Je vous aime. Dans ces mots simples est l’espoir. (…) Mon père ! quel corps n’est pas une mystique ? Je te fais cadeau du mien de la même manière que le Christ nous fit cadeau du sien sur la croix.
684

Cette réorientation apportée au récit et au sujet, ne révèle pas, contrairement à ce que pense Anatole Mbanga, « des déficiences de la création littéraire » 685 camouflées dans une écriture de compassion. Elle exprime une stratégie narrative et esthétique qui « s’est renouvelé (e) dans sa forme » 686 à partir de « la dénonciation d’une société déshumanisée » 687. Ce que Sony Labou Tansi assume ainsi dans une revue anglophone :

‘Creative writing should not be based on effect but on emotion. The emotional factor is a key element in my work. It’s driving force behind my writing.688

Aussi le replacement axiologique, construit autour de la substitution du sujet masculin par son alter ego féminin, atteste-t-il d’une stratégie de renouvellement visant à sortir de la tentation formaliste à laquelle les écritures négro-africaines ont succombé. Nonobstant, cette réorientation, notamment à travers un recours à l’isotopie de l’émotion, sinon exacerbe du moins conserve par un réalisme détourné, l’intensité dramatique d’une écriture de la violence :

‘La fillette appelait. Il fallait trouver une solution d’urgence, mais laquelle ? On pensait vite et à haute voix : casser la dalle prendrait trop de temps et tuerait la petite par les chutes des débris ou en couvrant de poussière le peu d’air dont elle disposait au fond de la fosse…Soulever la dalle ? Mais comment, sans provoquer un éboulement ? Une foule d’hommes impuissants discutaient autour de la fosse. Les femmes n’osaient pas s’approcher : elles pleuraient à distance, d’émotion et de désespoir.689

En somme, le récit romanesque postmoderne de Rachid Boudjedra s’inscrit dans la perspective d’un dépassement ironique du réalisme moderne par le biais notamment d’un hypertexte. Sony Labou Tansi entreprend une démarche esthétique pratiquement similaire, à la différence notoire qu’il choisit la réécriture réaliste dont il modifie, par la répétition des scènes de violence, l’objectivité et la réserve en un parti pris implicite. Ce qui revient à soumettre leurs écritures romanesques respectives à l’épreuve de plusieurs mutations esthétiques.

Notes
675.

Tyras Georges (textes réunis par), Postmodernité et écriture narrative dans l’Espagne contemporaine, Actes du Colloque international, Grenoble, 16-18 mars 1995, Grenoble, CERHIUS, Université Stendhal, 1996, p. 382 ( non numérotée, qui équivaut à la page de garde).

676.

Palimpsestes. La littérature au second degré, op. cit., p. 14 : Gérard Genette y définit l'hypertexte comme « tout texte dérivé d'un texte antérieur par transformation simple (...) ou par transformation indirecte. »

677.

Deleuze Gilles et Guattari Félix, « Rhizome », in Mille plateaux, Capitalisme et schizophrénie, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 30 : « (...) le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes. Le rhizome ne se laisse ramener ni à l'Un ni au multiple. »

678.

Smadja Robert, « Faulkner, Absalon, Absalon! et Richard Millet, L'amour des Trois sœurs Piale », in Engélibert Jean-Paul et Tran-Gervat Yen-Maï (textes réunis par), La littérature dépliée. Reprise, répétition, réécriture, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2008, p. 405.

679.

La prise de Gibraltar, op. cit., pp. 84-85.

680.

Malraux André, L'homme précaire et la littérature, Paris, Gallimard, 1977.

681.

Essais critiques, op. cit., p. 30.

682.

Les sept solitudes de Lorsa Lopez, op. cit., pp. 28-29.

683.

« La fiction manipulatrice », op. cit., p.77.

684.

Les sept solitudes de Lorsa Lopez, op. cit., pp. 48-49.

685.

Les procédés de création dans l'œuvre de Sony Labou Tansi. Systèmes d'interactions dans l'écriture, op. cit., p. 244.

686.

Chemain Arlette, « Littérature subsaharienne de langue française », in Revue Écrire, numéro spécial, 1990, pp. 111-125.

687.

Daninos Guy, « L’Etat honteux de Sony Labou Tansi ou la dénonciation d’une société déshumanisée », in Le mois en Afrique, n° 188-189.

688.

Tansi Sony Labou, in Revue Frank, n° 14, 1992, p. 108.

689.

Les yeux du volcan, op. cit., p. 43.