4.2. La mise en scène de la violence : à l'épreuve du discontinu

Le parcours littéraire et la bibliographie de Rachid Boudjedra révèlent qu’il est, outre un romancier, également, un poète, un critique, un essayiste, un metteur en scène et même un théoricien de la littérature. Davantage que « l’écriture d’une aventure, [c’est] l’aventure d’une écriture », en l’occurrence les questions esthétiques et formelles, inscrites sur un mode sinon subversif et iconoclaste du moins innovateur, figure au cœur de la pratique littéraire de l’auteur algérien. Aussi n’est-il pas étonnant de remarquer que dans L’insolation, Les 1001 années de la nostalgie etLa prise de Gibraltar, une composition multiple, voire hétéroclite, convoque et mélange alternativement des modes d’expression que la nomenclature des genres littéraires distingue. Il y a, dès lors, en amont d’une écriture de violence tissée dans une trame narrative, les coups d’une violence préemptés en tant que transgression portée à l’encontre du modèle romanesque générique. Si cette démarche participe, par ailleurs, de la mise en pratique de la théorie et des convictions littéraires du romancier algérien, elle n’en révèle pas moins une adhésion. Laquelle répond, ici, moins à un activisme militant qu'à la recherche d’une esthétique, comparable au projet littéraire du groupe et de la revue éponyme Souffles (même s’il a séjourné durablement au Maroc, Rachid Boudjedra, ne fait pas partie de Souffles. Ce qui ne fait que confirmer le caractère postmoderne de son écriture dès lors que cette dernière se définit également par rapport à une distance prise avec toute sorte d’avant-gardisme collectif). Tout se passe comme si Rachid Boudjedra, notamment à travers l’inscription du poème dans les dernières pages de L’insolation, reprenait à son compte le concept de l’ « itinéraire, [où] le poème acquiert (…) la dimension de l'épopée se projetant dans le futur tout en étant plongée dans le passé » 690. Autrement dit, la fusion de la prose et du lyrisme constitue La voie royale de la représentation littéraire de la violence implacable qui secoue le champ social et culturel du Maghreb :

‘Ma mère est morte. Eau vacillante. Douleur qui sourd. L’eau verte. L’eau bleue. J’ai peur. Les mauvaises odeurs. L’écume. Le salicorne (…). Si je pouvais seulement en finir avec suavement ! Suavement !
Dis !
(…)
J’ai tout colmaté avec mes deux mains frileuses
Malgré les torrents de sang
Et la souffrance des paysans
Scribe ! Ferme ta gueule
Que le marteau-pilon
Mette ta rage en pièces
Il n’y a plus d’arbres
Tu parles, Scribe !
Le peuple tournoie dans les ruelles sans idées préconçues
Il tousse il meurt tous les jours et continue à signer avec
Le pouce (…).
691

Rachid Boudjedra recueille cet « itinéraire » dans la mesure où son espace d’énonciation romanesque invite toutes les formes et les genres narratifs procédant de la nomenclature déjà évoquée ci-haut. Ce faisant, son roman « exprime et coïncide avec la tendance à l'hétérogénéité et au pluralisme propre à l'époque postmoderne » 692.

De même, la discontinuité qui au-delà de la violence qu’elle induit en surface, à savoir sur le récit, du fait notamment des interruptions dans la narration, des digressions, des anachronismes et autres ruptures chronologiques, atteint avec un seuil de violence identique la structure profonde de l’œuvre, en l’occurrence la forme, à travers principalement trois dimensions. D’abord, au niveau de la typographie de l’espace romanesque, l’inscription de poèmes, de chants, de contes, de figures mythiques ou historiques, de modèles ou de techniques d’énonciation s’inspirant de la peinture, du cinéma ou de la publicité et la réinscription de sujets, de phrases, de situations et/ou de personnages romanesques représentés dans les œuvres romanesques précédentes de Rachid Boudjedra, annoncent, sur un plan textuel, le choix d’une circularité au détriment de la linéarité. Quand, sur le plan esthétique, elles poétisent la prose et transposent le poème dans la prose. Aussi la pratique littéraire du discontinu révèle-t-elle, d'une part, la combinaison de l'intratextualité et de l’intertextualitémise en œuvre dans les romans de Rachid Boudjedra. D'autre part, elle constitue un déplacement et, même, un élargissement de la littérarité. En effet, la pratique du discontinu s’ancre autant dans une esthétique de la réceptivité que dans une Esthétique de la réception. En ce que, respectivement, par la médiation itérative et/ou interruptive des schémas énonciatifs et par son statut d’ « œuvre ouverte », plastique à la forme et immanente aux sens quand il s’agit d’intégrer des éléments nouveaux, étrangers et même étranges dans la narration, elle s’inscrit en tant que principe actif et impulsif dans la création romanesque. Elle installe, de fait, cette dernière dans un champ postmoderne dès lors que bon nombre de ses caractéristiques s’apparentent à celles de « la citation » et/ou à celles du « collage ». La première est caractérisée de la façon suivante :

‘La citation tente de reproduire dans l'écriture une passion de la lecture (...). La citation répète, elle fait retentir la lecture dans l'écriture : c'est qu'en vérité lecture et écriture ne sont qu'une seule et même chose, la pratique du texte qui est pratique du papier. La citation est la forme originelle de toutes les pratiques du papier, le découper-coller, et c'est un jeu d'enfant.693

Quant au second, il se définit en ces termes :

‘Le collage intègre à l'œuvre des matériaux de différents arts ou des éléments extra-linguistiques (chez Aragon, Dos Passos, les cubistes, les dadaïstes, etc.). Le décollage aurait trait à l'œuvre qui « s'échappe » des médiums traditionnels et absorbe d'autres techniques (vidéo, multimédia, etc.).694

Dans La prise de Gibraltar, Rachid Boudjedra procède à la combinaison textuelle de la citation et du collage. En effet, il écrit :

‘Jusqu’à ce que, arrivé au bout de sa patience, il m’enlevât agressivement le livre des mains, s’en emparât avec une étonnante fébrilité, mît ses lunettes et se mît d’une voix de stentor - triomphalement – à traduire un passage d’Ibn Khaldoun sur la conquête arabe de l’Andalousie : Tarik ibn Ziad prit la mer en l’an 92 de l’hégire, avec l’assentiment de son chef Moussa ibn Noçaïr, en compagnie de quelque 300 guerriers arabes et d’environs 10 000 Numides qu’il enrôla de force et amena jusqu’au Rocher Vert qu’il baptisa de son nom, (…) (Ibn Khaldoun, L’Histoire des Arabes et des Berbères, tome VI, p. 432) (…). 695

Ensuite, la discontinuité qui est à l’origine de la violence textuelle, se manifeste à travers ce que Marc Gontard appelle les « procédures de disjonction » 696 . En effet, ces dernières, dans L’insolation, Les 1001 années de la Nostalgie et La prise de Gibraltar, réduisent la ponctuation à son « degré zéro ». Elles suppriment très souvent les déictiques et distribuent de façon abusive des majuscules, quand elles ne les omettent pas délibérément. Ces dites « procédures » emmêlent différents niveaux de langue, différents types de langues, des caractères gras et/ou en italique dans une typologie multiple, des chiffres et des formules mathématiques. De ce fait, elles provoquent un débit chaotique dans le récit, une instabilité dans les structures formelles et un désordre et une ambiguïté sémantiques. Ce qui informe d'une écriture qui, selon un modèle de « patchwork textuel » 697 déstructuré, livre son tissu narratif à un aiguillage tout aussi hasardeux et anarchique. Ce qui est, cependant, caractéristique des contradictions et de la décomposition qui affectent un tel espace conflictuel. Aussi les phrases kilométriques, à l’œuvre sur plusieurs pages, procèdent-elles de la même dynamique :

‘(…) et l’autre Tarik ibn Ziad qui haranguait ses troupes devant Gibraltar Ecoutez vaillants guerriers. Où donc est l’issu ? La mer est derrière vous et l’ennemi devant vous qui avait fini avec sa victoire-éclair sur les Wisigoths ses démêlés avec son obèse et acariâtre chef Moussa ibn Noçaïr sa naïveté de montagnard numide juste islamisé pour remplir les livres d’histoire et les manuels scolaires (…) At jugurtha dum sustensare suos et prope iam adeptam victoriam retinere cupit circumventus ab equitibus dextra sinistraque omnibus occisis solus inter tela hostium vitabundus erumpit denique Numides iam undique fusi (…) et mon père disant mais traduis donc résous donc x3+3 x2 - 3x – 1 = 0 c’était la guerre alors la ville avait été dévastée par l’armée ce 20 août 1955 (…) c’était toujours la guerre je m’étais mis à détourner le sens des mots et à casser la langue des vieux dictionnaires (…).698

Enfin, la problématique du rythme, dans son rapport à la discontinuité narrative, n’échappe pas à la violence textuelle. Ce qui, dans La prise de Gibraltar,se mesure à travers la recherche d’une vitesse et d’une tension prosodiques attestées par l’utilisation fréquente de la phrase nominale notamment. En effet, la phrase nominale élimine le prédicat et parfois le déterminant, permettant ainsi l’accélération du discours. Dès lors, la narration, amputée dans son mécanisme et dans sa structuration, favorise une fiction du manque, de la vulnérabilité, de l’absence et de la négation, du fait d’un modus operandi qui réduit considérablement l’homodiégétisme du narrateur principal. Accentué par une pratique répétitive de la syncope et intensifié par le jeu d’une incohérence propositionnelle dans l’entité de la phrase, le rythme du récit, accéléré par l’usage simultané de la forme pronominale et du participe présent, disséminés dans la narration romanesque,libère un supplément considérable de relief et de surcharge sémantiques. En effet, la connotation de violence s’enferme dans l’unité et le cloisonnement du mot, quand la dénotation de violence s’inscrit, au préalable, dans le saisissement problématique, parce qu’incertain et mouvant, de l’énoncé phrastique :

‘Solitude nocturne. (…) explosant au niveau des tempes selon un mouvement perpétuel et arythmique. Comme une sorte de tachycardie très mal placée parce que très voyante ! Mouvement perpétuel donc se brisant en mille segments. Se diffractant. Se dissolvant. Se reformant à nouveau. Se conglomérant. S’évanouissant. Puis se boursouflant à nouveau. Se dédoublant. Se surchargeant. Selon un rythme halluciné. Fluorescences zébrées d’éclairs fulgurants, violacés-bleutés-orangés. Des lignes multicolores – aussi – se dilatant, se tordant s’absorbant, se dévorant. Sans interruption. Voix répétitives et assourdissantes : (…).699

En conséquence, avec la discontinuité typographique, syntaxique et énonciative, présente dans l’œuvre romanesque de l’écrivain algérien, émerge une mise en scène. Celle-ci joue sa partition postmoderne en ce qu'elle annonce la chronique d'un Démantèlement de la narration. En effet, le retrait progressif des formes narratives linéaires coïncide avec un attrait certain pour le partage d’une expérience littéraire directe et sensible, élargie, dans la mesure du possible, au lecteur.

Notes
690.

Tenkoul Abderrahman, « La poésie marocaine de langue française », in http://www.limag.refer.org/Textes/Manuref/poesimaro.htm . Dernière consultation, le 04 novembre 2009, à 19h.

691.

L’insolation, op. cit., pp. 237-238.

692.

Guibet-Lafaye Caroline, Esthétiques de la postmodernité, in http://www.nosophi.univ-paris1.fr/docs/cgl/art.pdf , p. 4.

693.

Compagnon Antoine, La seconde main, ou le travail de la citation, Paris, Le Seuil, 1979, p. 27.

694.

Amey Claude et Olive Jean-Paul (sous la direction de), Fragment, montage-démontage, collage-décollage, la défection de l'œuvre ?, Paris, L'Harmattan, 2004, p. 7.

695.

La prise de Gibraltar, op. cit., pp. 21-23.

696.

La violence du texte. La littérature marocaine de langue française, op. cit., p.33.

697.

Chaulet-Achour Christiane, « La violence du « Devoir » d'écriture de Yambo Ouologuem », in Chaulet-Achour Christiane (sous la direction de), États et effets de la violence, Université de Cergy-Pontoise, Centre de Recherche Texte/Histoire, 2005, p. 161.

698.

La prise de Gibraltar, op. cit., pp. 228- 231.

699.

Ibid., p. 69.