Chapitre V : La crise du corps, crise de l'être : Comment peut-on écrire après le sida ? Où l'écriture de la maladie comme forme-sens731

En désignant la pandémie du sida en tant que « chronique d’une mort annoncée » 732 du continent africain, Fred Eboko situe la problématique de l’écriture sidéenne dans une perspective littéraire et postmoderne. Perspective littéraire en ce que l’expression consacrée, employée dans un contexte et un espace de littératures émergentes, s'ancre dans l’histoire littéraire de l'occident. En effet, la cooptation littéraire du sida y prolonge la représentation des grandes épidémies et autres endémies. La peste, à la suite de la lèpre évoquée, notamment, par Gustave Flaubert733, du choléra et de la tuberculose présents dans les écrits de Thomas Mann734 et de la syphilis « baudelairienne », incarnait, jusqu'à l'apparition des premiers textes littéraires sidéens, un modèle indépassable. Perspective postmoderne dès lors que « fait sens » 735 la délocalisation paradigmatique qui, d'une part, déplace La peste 736 et l'imaginaire de la maladie dans son ensemble, de Milan737, Londres738 ou Paris à Oran. C'est-à-dire du centre vers la périphérie, poursuivant, d'autre part, une filiation qui d'Oran s'oriente vers Brazzaville, au Congo. Pour cause, la désignation du sida en « peste rose » 739traduit une « écriture du désastre » que Gilles Ernst résume ainsi : « Sida, peste fin de siècle » 740. Dès lors, peut être sinon remise en cause du moins relativisée, la réception critique univoque totalisant la lecture du roman d’Albert Camus exclusivement selon une allégorie de la détestation de la guerre et du nazisme. Désormais, à posteriori et alternativement à la littérature occidentale dont la sécularisation instaure de fait une « archéologie » 741 de l’écriture de la maladie, il est « possible », puisque « le roman postmoderne explore l’univers des possibles » 742, d’envisager le chef d’œuvre romanesque d’Albert Camus, que du reste Kateb Yacine considérait comme son « cher compatriote » 743, selon une perspective africaine. Celle-ci, du fait des scénographies romanesques de l’espace (La peste a pour cadre et lieu narratifs la ville d’Oran), du temps (la période de la décolonisation de l’Algérie), de l’identité et de la culture métissées de l’auteur, légitime La peste dans ce qu’elle n’aurait peut-être jamais cessé d’être : un archétype de l’écriture de la maladie dans l'espace littéraire africain. Que du reste l’urgence et la résurgence des fictions littéraires africaines sur le sida viennent aujourd’hui sinon perpétuer du moins reformuler. De même, rétrospectivement, de la latence du discours sur la maladie physique (par opposition à la maladie mentale, nous parlons de maladie physique, c’est-à-dire celle qui révèle des symptômes visibles, des stigmates, une dégradation et une déchéance du corps) dans les fictions africaines lorsque ces dernières étaient presque exclusivement traversées par une Histoire de la folie, émerge une relecture postmoderne. Laquelle voit à travers cette latence moins « les béances d'une écriture » 744 que ce qu’on pourrait appeler une incubation littéraire. Autrement dit, l’écriture de la maladie physique, telle la métaphore du bacille camusien, est restée longtemps cachée dans le corps du discours de la folie que d’aucuns, Franz Fanon et Albert Memmi notamment, considèrent, comme une « maladie proprement » 745 et totalement à même de « confondre » 746 le sens et le sens vide de la violence dont elle incarne une forme. Avec l’avènement, la progression meurtrière et les ravages du sida, sinon cessent du moins baissent les incantations, les hystéries et les hallucinations du « fou du village », figure tutélaire de l’écriture de la maladie dans les fictions maghrébines et négro-africaines. Ces dernières s'inscrivent dans une dynamique de Réelles présences, définie par Georges Steiner comme une réaffirmation de « l’ordre du Logos ». Autrement dit, il s'agit d'un langage qui, optant pour la littérarité de la maladie, prône ceci :

‘Le pari sur le sens du sens, sur le potentiel de compréhension et de réponse qui se manifeste lorsque la voix d’un être humain s’adresse à un autre, lorsque nous sommes mis en face du texte, (…) c’est-à-dire lorsque nous rencontrons l’autre dans sa condition de liberté, ce pari [qui] porte de fait sur la transcendance.747

Par conséquent, elles s’orientent, selon Jean François Lyotard, vers une littérature qui, « à coup de métaphores (...) médicales », regarde enfin « sa monstruosité » 748. À savoir celle qui menace sa survie et celle de sa communauté. À juste titre, si l’écriture de la maladie incarne, de nos jours, « le sujet par excellence du postmodernisme » 749, c’est que les dites « métaphores » réunissent les conditions d'un ars moriendi. En effet, elles font valoir une approche esthétique investissant la maladie avec davantage d'inventivité. S'y ajoute la possibilité d'inscrire une pluralité de sens. Ceux-ci, dépassant ceux inscrits dans la crispation des tabous et dans les croyances à une punition divine, proposent à travers l'éclectisme des thèmes, la multiplication des points de vue et la diversité des espaces narratifs, un « renouvellement du discours » 750. Aussi l'esthétique de la maladie s'inscrit-elle dans une perspective d'appropriation de sa période brève, Critique et clinique, en l'occurrence la crise. Ce qui ne fait pas de cette pratique scripturaire qui investit la maladie, soit-disant, une contingence de « la crise de la représentation » 751. Elle incarne, plutôt, ce qu'il convient d'appeler, à la suite de Michel Chaillou, une écriture« l'extrême contemporain ». Aussi les stratégies et les modèles discursifs choisis, pour contourner la difficulté de dire la maladie, notamment le sida, s'élaborent-ils à partir d'un lieu d'énonciation spécifique. Sa convocation s'analyse en tant qu'elle agrège, à partir des caractéristiques de son système, un univers de forme-sens ad hoc. Celui-ci désigne l'incertitudeen tant que paradigme de fond et de forme, susceptible de dépasser la tentation aporétique de l'écriture de la maladie. De sorte que cette dernière traite, avant tout, de la souffrance, dans une expression détournée, textuellement, par « le dire oblique » du secret, du silence et de la rumeur. En même temps que l’acte de contrition qu'elle pose face à la réfraction d'un discours dominant, incarne, in fine, une volonté d’investir, voire d’excéder, les pouvoirs du/des sens.

Notes
731.

Pour la poétique I, op. cit., p. 176 où Henri Meschonnic définit ainsi la notion de « forme-sens » : « Forme du langage dans un texte (des petites aux grandes unités) spécifique de ce texte en tant que produit de l'homogénéité du dire et du vivre. »

732.

Eboko Fred, « Sida : des initiatives locales sous le désordre mondial », in Revue Esprit, n° 317 août-septembre 2005, p. 211.

733.

Flaubert Gustave, La légende de saint Julien l'hospitalier [1877], Pléiade, Tome II, pp. 623-648, 1952.

734.

Mann Thomas, La m ort à Venise (1912), trad. par Bertaux F. et Sigwalt C., Paris, Le Livre de Poche n° 1513, 1922 et La montagne magique (1924), trad. par Betz Maurice, Paris, Le Livre de Poche, 1991. Nouvelle et roman, ces deux œuvres traitent, respectivement, du choléra et de la tuberculose.

735.

Raulet Gérard, « La postmodernité, vingt ans après. Du mythe à la réalité. », in Revue La pensée, Crise du postmodernisme, n° 349, janvier-mars 2007, p. 9.

736.

Camus Albert, La peste, Paris, Gallimard, 1947.

737.

Manzoni Alessandro, Les fiancés, Paris, Garnier Frères, 1870, qui traite de la peste à Milan.

738.

Defoe Daniel, Le journal de l'année de la peste [1720], Paris, Aubier, 1943.

739.

Pracontal Michel de, « La peste rose du Sida », in Magazine littéraire, Idéologies, le grand chambardement n° 239-240, mars 1987, pp. 73-74.

740.

Ernst Gilles, « Sida, peste fin de siècle. Remarques sur quelques récits de 1987 à 1994 », in Les grandes peurs. Travaux de littérature, 16, 2003, pp. 221-238.

741.

Spoiden Stéphane, La littérature et le sida. Archéologie des représentations d’une maladie, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2001.

742.

S C, « Le postmodernisme », in http://lunch.free.fr/postmodernisme.htm

743.

Kateb Yacine « Lettre à Albert Camus », in Corpet Olivier et Dichy Albert (textes réunis et présentés par), Kateb Yacine, éclats de mémoire, Paris, IMEC Éditions, 1994.

744.

Bousta Rachida, « Inscription du langage du corps à travers les béances d'une écriture », in Psychanalyse et texte littéraire au Maghreb, op. cit., p. 97.

745.

Deleuze Gilles et Guattari Félix, Rhizome, Introduction, Paris, Éditions de Minuit, 1976, p. 54.

746.

Kaprow Allan, L’art et la vie confondus, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996, p. 114.

747.

Steiner Georges, Réelles présences. Les arts du sens, Paris, Gallimard, 1991, p. 22.

748.

Lyotard Jean-François, Rudiments païens, Paris, Union générale d’éditions, « 10/18 », 1977, p. 168. Il écrit notamment : « Que le corps (…) se mette un peu à s’agiter, et ce qui se montre est sa monstruosité (…). C’est pourquoi ces phases de turbulence semblent toujours inexplicables et mêmes suspectes à celui (…) qui par l’exclusivité de son point de vue unificateur ne peut les apprécier ( et les refouler ) qu’à coup de métaphores géologiques, médicales. »

749.

Meuret Isabelle, L’anorexie créatrice, Paris, Klincksieck, 2006, p. 50.

750.

Groulez Marianne, « Écrire l’anorexie. Évolution de la maladie, renouvellement du discours. », in Études, Tome 405/ 4, 2006/ 10, pp. 330-337.

751.

Brix Michel, Le romantisme français . Esthétique platonicienne et modernité littéraire, Namur (Belgique), Société des Études Classiques, 1999, p. 155.