5.1. Esthétique, critique et clinique de la crise

C’est souvent par une logique esthétique forcenée (procédure de disjonction de la structure, dysfonctionnement de la syntaxe, arbitraire de la ponctuation), donc quasi pathologique, que Rachid Boudjedra représente Le désordre des choses en Algérie et chez les Algériens. Comme s'il s'agissait d'un « grand corps malade ». C’est ce qui conduit, certainement, Jacqueline Arnaud à caractériser l'écriture romanesque du romancier algérien en tant qu’elle participe d’une « littérature contemporaine de recherche » 752. Si elle ne prononce pas le vocable « postmoderne », on peut supposer, à posteriori, qu’elle n'en anticipe pas moins l'horizon fécond que ce dernier entretient avec la crise au sens maladif. De même Marc Gontard, en investissant le champ littéraire du Roman français postmoderne, dont il n'exclut pas du reste le roman francophone, donne droit de cité à cet imaginaire qui convoque, à la fois, dans le sens d'une littéralitéet d'unelittérarité, la notion de crise, considérée dans son acception pathologique. En effet, d'une part, l'universitaire rennais reconnaît :

‘Emprunté à la terminologie médicale, le terme Krisis753 désigne un changement brutal et momentané qui s'effectue sur le mode du paroxysme et qui de ce point de vue, correspond assez bien, dans l'ordre de la culture, au phénomène des avant-gardes.754

D'autre part, il semble annoncer, non sans raison, les potentialités thématiques, esthétiques, narratives et imaginatives circonscrites autour d' « un autre aspect de la crise [qui] est sans doute l'apparition du SIDA, qui mêle à l'érotisme la menace mortelle du virus. » 755 Dès lors, dans leur rapport à la postmodernité, lorsque celle-ci procède comme saisissement contemporain d'un annus horribilis, les littératures francophones d'Afrique déconstruisent, quand il s'agit de transformer en littéraritéla littéralité de l'écriture de la maladie, l'équation binaire : écriture de la maladie égale maladie de l’écriture. De façon plus complexe, elles réorientent le débat vers davantage de stratégies discursives et fictives en refondant, dans un sens actif, voire réactif, la fonction dialogique de la notion de crise. Par conséquent, cette dernière s'affranchit de son horizoncontextuel ou référentiel. Elle entre de plein pied dans L'univers de la fiction 756, devient paradigme, sujet et lieu d'une tension narrative. L'hégémonie discursive et énonciative de cette dernière s'observe dans l' « architexture » romanesque à partir de son positionnement. En amont, elle joue de son effet d'entraînement et, en aval, elle suit une logique d'enchaînement, par rapport aux autres formes d'énonciations présentes dans l'œuvre. Ces dernières sont, d'une part, inféodées dans l'énonciation de la crise. D'autre part, elles voient leur espace narratif affecté d’un dérèglement. Pour cause, « la crise, au lieu d'introduire à une pensée du déterminé, importe de la médecine (...) une certaine manière de désigner l'aléatoire, une expectative (...) » 757. D'où les signes symptomatiques qui apparaissent, notamment, à travers la formulation lapidaire et anaphorique du phrasé, son inversion et sa ponctuation interrogative :

‘Le médecin décréta un régime alimentaire draconien et imposa un tas de comprimés prétendument régulateurs de ce désordre biologique qui s'était emparé de lui. Son corps se mit à enfler d'une façon inquiétante. Ses glandes avaient perdu le sens de l'équilibre. (...). Était-ce la guerre? Était-ce la bastonnade ? Était-ce la gifle de sa mère ? Était-ce cette sourate obscène? Il ne le sut jamais. Il savait seulement que tous les événements s'étaient produits presque simultanément. Il eut d'abord des nausées terribles (...). Ensuite il eut des vertiges. Après il eut mal aux testicules. Enfin il se mit à grossir et à gonfler.758

La mise en scène de la crise, dans la fiction romanesque de Rachid Boudjedra, s'éloigne des modèles, proustien et kafkaïen, représentant la maladie, respectivement, selon la chronique d'une affection de longue durée ou selon son irrémédiable rémission759 chez l'Homme. Elle leur oppose une narration sporadique, presque spasmodique, suggérant ainsi, l'option d'une formulation s'apparentant aux « formes brèves » de la maladie, en l'occurrence le malaise. Non sans proliférer des caractéristiques postmodernes, à partir de la « violence effective de l'écriture disséminante » 760. Celle-ci, ici, rencontre la définition qu'en donne son théoricien, Jacques Derrida :

‘La dissémination, ce ne serait pas seulement la possibilité pour une marque de se déliter ([...] voir le jeu de ce mot clinique […]), la force- la force de répétition, donc d'automaticité et d'exportation- qui lui permet de rompre son attache avec l'unité d'un signifié qui ne serait pas sans elle, de faire sauter cette agrafe et de défaire l'édredon du « symbolique » (…). C'est aussi la possibilité de déconstruire (…) ou si vous préférez de découdre (c'est le « en-découdre […]) l'ordre symbolique dans sa structure générale et dans ses modifications, dans les formes générales et déterminées de la socialité, de la « famille » ou de la culture.761

Aussi fait-elle (la dissémination) cause commune avec la dissimulation dansla mesure où elle s'avance masquée. Pour ce faire, elle se détourne, notamment, de l'inscription balisée et régulière d'un champ lexical et sémantique de la pathologie. Sur les traces de l'écriture de la maladie, elle dissémine et/ou dissimule, une seconde pathologie textuelle, semblable à un « vice de formes » 762. Par conséquent, la confusion de prédicat, l’absence de ponctuation, l’utilisation abusive des majuscules et l'effet néfaste de la parataxe, notamment de l'asyndète qui supprime toute coordination et subordination syntagmatiques et/ou propositionnelles, sondent les points culminants de cette énonciation de la « krisis » :

‘Il eut la tête tranchée net par un coup de sabre que tenait un gigantesque Sénégalais de plus de deux mètres de long Lui s’escrimant à écrire des slogans politiques avec de la craie jaune sur le sol en mosaïque de la terrasse C’est à ce moment-là qu’il devint obèse Dérèglement glandulaire doublé d’une boulimie tenace avait diagnostiqué le médecin.763

Le déclenchement de l'écriture dans une concomitance scénographique saisissant le malaise à partir de son lieu désigné comme mosaïque, [« Lui s’escrimant à écrire (…) sur le sol en mosaïque de la terrasse C’est à ce moment-là qu’il devint obèse Dérèglement glandulaire (...) »],annonce un « moment postmoderne ». Celui-ci, dans L’insolation et La prise de Gibraltar, procède d'une dynamique de « tuilage », c'est-à-dire « un principe d'écriture qui fait apparaître l'élément étranger comme continuation du thème (…), et donc comme un produit de ce dernier »764. Dès lors, les romans de Rachid Boudjedra s'inscrivent dans un creuset narratif atypique intégrant des figures, des procédés et autres tropismes affectés du sceau et des signes de la souffrance. À ces derniers, le romancier algérien adjoint ce que Hugues Peters appelle poétiquement « des vers de maladies »765. Ce qui, dans une perspective métalinguistique, postule que la crise augure l'avènement/événement d'une communication langagière. Même si Marc Gontard relativise :

‘Transposée dans le domaine de l'histoire et de la culture, elle [la crise] relève moins d'un processus dialectique que d'une manifestation du discontinu qui désordonne et chaotise la linéarité moderniste.766

Si tombe sous le sens l'affirmation que la représentation de la crise bouleverse les modes scripturaires modernes, la question de sa discontinuité n'exclut pas une perspective dialectique. La « notion de leurre » 767, que Marie Darrieussecq, analysant « le dire oblique », ou biaisé, dans L'incognito, d'Hervé Guibert, situe dans une stratégie narrative basée, entre autres, sur le subterfuge et/ou l'ironie, en tient compte. Dès lors, en rapport avec cette dynamique scripturaire, trois scénographies narratives, présentes dans les romans de Rachid Boudjedra, se distinguent. Il est question, d'abord, d'un type de narration qui, sous forme d'un faux hermétisme du vocabulaire scientifique et médical, répète le leitmotiv des « dérèglements de diverses glandes lacrymale sudoripare hypophysique thyroïdienne etc. » 768. Il y a, ensuite, focalisation sur l'univers professionnel aseptisé du personnage principal de La prise de Gibraltar, Tarik, malade devenu « médecin-chef » d’un « cabinet médical », tout en « verre » construit et situé « au dixième étage » 769. Surviennent, enfin, des scénographies typiquement hospitalières. Comme celle qui, à travers une technique de mise en abîme, avec des temps forts et des moments d’accalmie, unit le narrateur de L’insolation à Nadia, l’infirmière en chef, qui « menaçait » de dévoiler « le secret [médical] » afin « de détruire ainsi toute l’influence » de son patient « auprès des autres malades » 770. Le rapport à la postmodernité littéraire des trois scénographies narratives s'établit de la façon suivante : la première s'apparente à une ironie socratique. La deuxième s'identifie à une surdité « surfictionnelle » 771, stratégie narrativeoù le discours, abstrait et superficiel, sur l'architecture et l'attractivité spatiales de l'hôpital, oblitère celui des malades. Quand la troisième, par le dialogue, conduit ici au retournement de l'idéal du bon sentiment dans les rapports humains, y compris à l'hôpital, en une réalité faite d'agressivité et de violence. Ainsi, organiser l'écriture de la maladie autour de la mise en fiction de la crise, c'est postuler que la dimension aiguë de cette dernière contribue à la littérarité du roman africain. Aussi ce dernier transfère-t-il, dans son espace textuel, semblables énergie (énergie du désespoir certes, mais énergie quand même) et vitalité. Par conséquent, plus qu'une crise de la représentation, la représentation de la crise dans le roman francophone africain annonce la santé athlétique 772 de son langage. En ce sens que celui-ci, prenant la mesure de la complexité de l'expressivité dans son milieu immédiat, « déborde la transcription claire et ordonnée [par] des formes d'écriture en accord avec l'incohérence et le désordre des événements (...) » 773.

Notes
752.

Arnaud Jacqueline, La littérature maghrébine de langue française. Origines et perspectives, vol. 1, Paris, Publisud, 1983, p. 121.

753.

Le roman français postmoderne. Une écriture turbulente, [en ligne], Archive ouverte en Sciences de l'Homme et de la Société, <URL: http://halshs.ccsd.cnrs.fr/docs/00/02/96/66/PDF , op. cit., p. 33 où, sur la note de bas de page, Marc Gontard justifie ainsi le choix de l'orthographe du mot krisis: « Du grec krinen: « juger, décider », désigne une phase grave, décisive, de la maladie où la mort est impliquée soit comme terme, soit comme retour à la vie dans un processus mortel. »

754.

Ibid., pp. 32-33.

755.

Ibid., p. 40.

756.

Pavel Thomas, L'univers de la fiction, Paris, Le Seuil, 1988.

757.

Benrekassa Georges, « Lexique médicale, vocabulaire dramatique, métaphore politique: la notion de crise au XVIIIè siècle en France, in Textuel, Université de Paris 7, S.T.D., N° 19, 1987, Dire la crise/Penser la crise, p. 10.

758.

La prise de Gibraltar, op. cit., pp. 176-177.

759.

Castel Pierre-Henri, « Écrire avec les ressources mêmes de l'angoisse : note sur Kafka », in Savoirs et clinique, n° 6, Transferts littéraires, Paris, Érès, 2005, p. 37. Le critique y reprend ce passage : « Je me dis, Milena, que tu ne comprends pas la chose. Essaie de la comprendre en l'appelant maladie.[...] Et c'est cela qu'on prétend guérir ? », in Kafka Franz, Lettres à Milena, éd. revue et augmentée, trad. française d'Alexandre Vialatte, Textes complémentaires traduits par Claude David, Paris, Gallimard, 1988, pp. 258-259.

760.

Derrida Jacques, Positions, Paris, Éditions de Minuit, Collection « Critique », 1972, p. 118.

761.

Ibid., pp. 113- 118.

762.

Sarkonak Ralph, « Hervé Guibert : vice de formes » in Boulé Jean-pierre (textes réunis et édités par), Hervé Guibert, Nottingham French Studies, Vol. 34, n° 1, Spring 1995.

763.

La prise de Gibraltar, op. cit., p.47.

764.

Schneider Mathieu, Destins croisés. Du rapport entre musique et littérature dans les oeuvres symphoniques de Gustav Mahler Richard Strauss, Berlin, Éditions Gorz, 2005, p. 429.

765.

Peters Hugues, « « De part en part, mordent les vers de maladies ». Analyse métrique d’un poème de Verhaeren », in Études Francophones, Volume XII, n° 2 Automne 1997, Université de Louisiane Lafayette.

766.

Le roman français postmoderne. Une écriture turbulente, op. cit., p.33.

767.

Darrieussecq Marie, « La notion de leurre chez Hervé Guibert : décryptage d'un roman-leurre, L'incognito », in Nottingham French Studies, Volume 34, n°1, Spring 1995, pp. 82-88.

768.

Ibid., p. 52.

769.

La prise de Gibraltar, op. cit., pp. 54-55.

770.

L’insolation, op. cit., p. 61.

771.

Federman Raymond, « Surfiction : Manifeste postmoderne. Problèmes de lecture et d'écriture », in Surfiction, [State University of New-York Press, 1993], trad. par Nicole Mallet, Marseille, Éditions Le Mot et le reste, 2006, p. 10 : « (...) la seule fiction qui soit encore valable maintenant est celle qui tente d'explorer les possibilités de la fiction au-delà de ses propres limites; (...); celle qui révèle l'irrationalité ludique de l'homme plutôt que sa rationalité bien-pensante. Je donne à cette forme d'écriture le nom de Surfiction , non pas parce qu'elle imite la réalité mais parce qu'elle étend au grand jour l'aspect fictif de la réalité. »

772.

Critique et clinique, op. cit., p. 14 où G. Deleuze écrit : « Aussi l'écrivain comme tel n'est-il pas malade, mais plutôt médecin, médecin de soi-même et du monde. Le monde est l'ensemble des symptômes dont la maladie se confond avec l'homme. La littérature apparaît alors comme une entreprise de santé: (...) (il y aurait ici la même ambiguïté que dans l'athlétisme), (...). »

773.

Ibrahim-Ouali Lila, Rachid Boudjedra. Écriture poétique et structures romanesques, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, Collection Littératures, 1998, p. 220.