5.3. Post-autopsie de la crise : Quand souffrance libère sens

Du même avis que l'approche formaliste du texte romanesque « conduit au fétichisme du mot » 813, la dynamique postmoderne de l'écriture de la maladie consiste dès lors, dans les romans ici étudiés, à manifester une méfiance à l'égard de la métalangue, suspectée d'incompatibilité avec la révélation sémantique. En simultané, elle hésite à faire le choix d'une narration romanesque orientée vers l'expression égotiste du martyr du corps malade. Démarche littéraire que Maurice Blanchot considérait, du reste, comme une « dispersion » 814, reprise, à son tour, par André Green. Ce dernier écrit notamment :

‘La littérature (...) aboutit ... à une véritable forclusion de la représentation (...). Elle suggère l'analogie avec le langage psychotique (...). Le langage du corps envahit la pensée, la déborde et à la longue l'empêche de se constituer comme telle. Le langage de la pensée se coupe totalement du corps pour se déployer dans un espace désertique. C'est (...) encore une fois une déliaison (...) au niveau d'une écriture éclatée (...) pour ne plus laisser apparaître qu'un morcellement ou une dispersion.815

Aussi l'introspection littéraire et postmoderne, « qui [ici] se rapproche de l'autopsie » 816, opère t-elle un retournement de la textualisation du secret, du silence et de la rumeur. Ce qui fait que se dégagent de nouveaux horizons esthétiques, consécutifs à « la résistance », de ces trois thèmes, « au sens commun » 817.

Dans son rapport avec la représentation de la maladie, l' « indécidabilité » de l'inscription du secret s'illustre à partir d'une ubiquité qui en fait, soit simultanément, soit alternativement, motif et/ou Mobile, thème et/ou schème. En somme, un de « ces espaces de langage » où le pathos « n'a rien d'une écriture de laboratoire » 818. Pas plus qu'il n' « est reçu comme un témoignage (…), la parole d'un malade transmettant son expérience d'une pathologie » 819. Aussi les tentations discursives, inhérentes à ces deux types de représentation de la maladie, s'annihilent-elles par «une seconde main ». En effet, apparaît la citation de modes discursifs (discours indirect, discours indirect libre et/ou discours narrativisé) peu usités dans un contexte d'affect. Quand la deixis substitue l'impersonnel à la logique Ego scriptor de la douleur . Sans, toutefois, en nier le poids et l'accablement que le rythme saccadé de l'énonciation et les piqûres de rappel anaphorique du pronom personnel charrient inlassablement :

‘Elle n’avait pas voulu s’aliter (…). Au début, elle avait tout fait pour cacher sa maladie. Elle disait que ce n’était rien. Qu’elle avait des maux de tête qu’elle calmait en se serrant la tête dans des fichus multicolores. Tout le monde croyait qu’elle disait vrai (…). Puis elle avait eu ce goitre qui lui avait peu à peu dévoré le cou (…).820

Parce que « le symptôme est une métaphore » et parce que « la parole est en effet un don de langage, et le langage n'est pas immatériel. Il est (…) subtil, mais il est corps »821, tout se passe, dans l'œuvre romanesque de Sony Labou Tansi, comme si la maladie fonctionnait en tant que « haeret lateri lethalis arundo »822. « Nous venons au monde pour nommer : gare à qui nommera sa perte ou sa honte »823, prévient-il, dans l'espace paratextuel. Celui qui sert, selon Gérard Genette, de « lieu privilégié d'une pragmatique et d'une stratégie »824 déterminantes dans la compréhension romanesque. Déclaration d'intention qui, en amont, anticipe la fiction, volontiers secrète, contenue dans le libellé du titre du roman, en l'occurrence Les sept solitudes de Lorsa Lopez. Cependant qu'en aval, elle valide la diction bien mystérieuse inscrite dès l'incipit :

‘La veille du jeudi de malheur (…), la veille aussi du jour maudit (…), à cinq heures du matin, juste au moment où à la mosquée de Baltayonsa le muezzin Armano Yozua venait crier l'appel de la prière, où le père Bona de la Sacristie avait passé le bayou pour la boucherie d'Elmano Zola, nous entendîmes la terre crier du côté du lac : une longue série de plaintes, de gargouillements lugubres, une sorte de gargarisme convulsif à l'intérieur (…). Un malheur ne vient jamais seul (…).825

Ce qui donne à penser que ne pas user de la voie/voix détournée du secret, c'est risquer d'exciter l'aggravation de la maladie. Nommer la maladie, serait, du coup, risquer de la réveiller de la conjuration où la périphrase, la synecdoque, la litote, les dictons et les proverbes légendaires la maintiennent sous une énonciation dénégatoire, faite de réticence et de rétention. Au demeurant, ces deux dernières, par le biais de la « seconde main » qu'on évoquait précédemment, permettent au texte de Sony Labou Tansi de s'apparenter avec les chefs d'œuvres de la littérature mondiale, dont notamment L’amour aux temps du choléra. En effet, elles retravaillent, dans un contexte africain, la « tension narrative » et l' «épidémie textuelle » qui résultent de l'association de la maladie avec le mystère et le sacré, à laquelle Gabriel Garcia Marquez recourt. Ainsi en est-il du geste d'écrivain sud-américain qu'adopte Sony Labou Tansi, à travers, notamment, « La triste mémoire du choléra »826, dans Les yeux du volcan. Geste qu’il reconduit, également, dans L’état honteux du colonel Martillimi Lopez, « venu au monde en se tenant la hernie, parti de ce monde toujours en se la tenant » 827. Il reprend le même procédé en évoquant « la fièvre de Baltayonsa et la gale » 828 (qui fait clairement référence aux maladies bibliques) et « la venue de la peste, du choléra et des maladies de Thomas Massoura » 829. Enfin, il textualise la même pandémie marquézienne en rendant « résolument intraitable » 830 le « choléra pernicieux, déclaré dans le secteur nord d’abord, puis dans toute notre cité. Les gens mouraient à vue d’œil. (…) Il n’y a plus de place à la morgue de l’hôpital des Géméraux » 831. Ce qui reste séparé du texte (c'est-à-dire son secret au sens étymologique) traitant de la maladie, c'est moins son dire importé que la « ligne de fuite » organisée autour de l'érection de la maladie comme énigme. Dans cette perspective, le paradigme narratif de « la noirceur secrète » 832 de la nuit creuse davantage cette « ligne de fuite » du secret. En effet, il use de ce que Gilbert Durand nomme un « bassin sémantique »,poétique de la distance et écriture labyrinthique où la maladie jamais ne s'écrit directement et, encore moins, jamais ne se nomme clairement. C’est dans cette posture, paradoxalement, que cette dernière pointe, elle-même, du doigt les signes de sa fragilité et de sa vulnérabilité. Semblable aux « ténèbres blanches » 833 de Michel Tournier, qui font que « tout à coup l'obscurité change[a] de signe » 834, le paradigme de la nuit, en même temps qu'il accentue le secret qui entoure la maladie, porte en lui la possibilité d'une expression tant au niveau de la forme qu'au niveau du sens :

‘Elle parlera pendant toute la nuit (...). Depuis la mort d'Estina Bronzario, les mains de Fartamio Andra tremblent (…). Son corps s'est dégradé. Sa vue a beaucoup baissé, son coeur s'est évaporé avec sa mémoire. Sa vigueur est tarie. Pauvre Fartamio Andra.835

Aussi comprend-t-on, sans doute mieux, l'envergure du titre Le commencement des douleurs dans « ce qui [le] met en relation (…) secrète avec » 836 le tropisme postmoderne inscrit dans la phrase de Jean François Lyotard : « La fin de la nuit n’en finit pas de commencer » 837. L'écriture postmoderne de la maladie, dans Le commencement des douleurs, réside dans le passage « d’une fin à l’infini » 838. C’est-à-dire dans cette possibilité esthétique des maux dont on ne guérit pas (la fin). Mais desquels on se libère (l’infini) par les mots. En somme, c'est une écriture qui séduit, c'est-à-dire « tire à l'écart » 839. Donc, elle sépare, voile, en même temps qu'elle charme. Ce qui signifie qu'elle « soumet à un pouvoir magique » 840, phénix et palimpseste en ce qu'elle libère des sens nouveaux et multiples à partir de l'énigme et de l'imagination « régénératrices » 841 suscitées autour de non-dits. Le commencement des douleurs en fournit un exemple :

‘Mais il l'avait initié à cette sorcellerie qui consiste à peser et doper la matière : pendules, cuves, fours, bouilloires, tubulures lui donneraient l'explication du monde. (…), le jeune Hoscar Hana hérita le laboratoire où il s'enfermait des semaines durant, tout occupé à trafiquer les formules, à coudre et découdre les lois naturelles, à tricoter et tailler les théories, à émincer et moudre les apologies, les sentences, les calembredaines, les paralogismes, les tralalas de toutes envergures.842

Le secret, dans l'écriture de la maladie, procède d'une stimulation quasi « érotique dans le champ de la connaissance » 843, du langage notamment. Par conséquent, « produire du silence dans la rumeur des mots » 844, participe de cette extension, jusqu’à la perte, du domaine des possibilités du sens que promeut la postmodernité littéraire. En cela, cette dernière conteste une certaine lecture de la modernité qui interprète la célèbre sentence de Théodor Adorno uniquement à travers l'irréductibilité de la littérature face au trauma845. Dans le champ littéraire africain et francophone, le rapport entre la maladie et le silence dépasse bien évidemment la parenthèse oxymorique d'une littérature du silence (la littérature en Afrique, peut-être plus qu'ailleurs, dit toujours quelque chose846) qui, dans d'autres ères littéraires, coïncidait avec son épuisement et sa crise. Le vocable « crise », dans l'œuvre de Rachid Boudjedra, recouvre essentiellement une « oscillation métaphoro- métonymique » 847 inscrivant le silence comme maladie qui mine la diégèse. Cependant que cette même maladie incarne une exégèse postmoderne, lieu d'une tentative de mise en littérarité de l'absurdité de la souffrance :

‘Comment pouvait faire ma mère pour comprendre tout ce magma de choses souterraines innervées et enfouies sous un tas d'actes manqués de lapsus et de ratages? Elle ne pouvait rien dire ni rien faire, à l'époque, face à la sauvagerie du patriarche imbu de lui-même et de l'obséquiosité perverse de l'aveugle enfoncé dans ses propres ténèbres; sinon soigner, soigner mes pieds avec des feuilles de mûrier qu'elle faisait bouillir et qu'elle appliquait sur les plaies comme des sortes de cataplasmes qui me soulageaient beaucoup plus que tous les onguents et toutes les pommades du monde.848

Par conséquent, le silence comme mode d'énonciation de la « parole empêchée », affectée par des maladies telles que la schizophrénie et la boulimie de Medhi, le goitre et le bégaiement de la mère et le mal dont souffre l'oncle, dans L'insolation et La prise de Gibraltar, ne peut s'affirmer qu'au détours d'un essoufflement. Il ne peut s'énoncer qu'au bout d'un effort physique, « athlétique » (selon le mot de Gilles Deleuze). Ce qui se traduit, notamment, par ce que Chantal Delourme appelle « des tressaillements des rythmes courts » et/ou « des griffures de la ponctuation » 849 . Cette poétique du rythme, « générateur [même] de sens » 850 et cette agressivité de la ponctuation, s'orientent, dans le texte romanesque de Rachid Boudjedra, vers une perspective postmoderne. On y observe, en effet, un usage quasi anarchique du participe présent, des allitérations, des mots abrégés, des parenthèses elles-mêmes, parfois, mises entre parenthèses, des tirets et des points de suspension :

‘(Puis ceci : quelques années plus tard, l'oncle Hocine était là comme planté au beau milieu de la rue, comme s'il était pétrifié brusquement (...). Il était là (…) à cause peut-être de cette maladie du cœur dont on le disait atteint (…). Ce n’était plus un homme, un être humain, mais un tas de nerfs, de membres, d’organes et d’éléments, tout mous, tout fanés, tous fissurés, tout fendillés, tout flasques, tout flapis, tout froissés, tout floches, tout dépareillés, ect.851

Définissant le champ de ce qu'il appelle une « écriture muette » qui, sans conteste, travaille l'économie narrative de la maladie, Jean Bessière, à la différence de Henri Meschonnic dont le point de vue demeure sceptique, pour ne pas dire réfractaire, à toute idée de remise en cause de la modernité littéraire852, y voit l'empreinte d'une esthétique postmoderne. Aussi observe-t-il :

‘L'écriture est pleinement elle-même, mais précisément par cette dimension d'absence ou d'irréalité impliquée dans sa réalité même. (…). Soit l'énigme de l'inexplicite, distinct de l'explicite et de l'implicite, du sens manifeste et du sens restaurable, qui est celle du peu de réalité de l'écriture. Le littéraire trouve dans cette énigme le moyen de se donner pour présent. Notation extrême de l'inexplicite : le déconstructionnisme (…).853

Quant à l'écriture de la rumeur, à l'opposé de celles du secret et du silence qui, dans la narration de la maladie, supposent à la fois une nomenclature et une stratégie discursives, un savoir et un savoir-faire poétiques, elle incarne la version spontanée et épidermique. Séwanou Dabla la caractérise en tant qu'un « tumulte narratif » 854 qui s'illustre par un récit qui simule le désordre. Cependant que Xavier Garnier en appréhende ainsi la fin et les moyens :

‘(...), Sony Labou Tansi invite les romanciers à se mettre à l'école de la rumeur et de sa puissance de fabulation. Non pour se réfugier dans un imaginaire stérile, mais pour créer des figures légendaires, capables de bousculer un réel quadrillé par des mots d'ordre. A une littérature engagée, Sony Labou Tansi propose de substituer une littérature « possédée » qui tirerait sa puissance subversive d'une utilisation du langage inédite dans la production littéraire mais depuis longtemps en usage dans le peuple, sous la forme de la rumeur.855

Par conséquent, cette dernière prend les contours d'une stratégie narrative discrètement relayée par une vox populi. En effet, celle-ci, dansuneimposture servie par une ambigüité discursive, exhibe sa solidarité à l'endroit des malades en recourant au pronom personnel « nous » et à une rhétorique incantatoire. Elle dissimule, par le biais d'une énonciation trouble, faite d'opacité et de duplicité que révèlent son indétermination, la bonhommie de son accent et l'immixtion dans l'intimité du malade, un jugement moral, des relents d'ostracisme, des menaces voilées d'exclusion et la recherche d'un bouc-émissaire. De ce fait, le rapport postmoderne avec la fiction de la maladie s'effectue en ce que le texte romanesque se construit à rebours, ruinant à l'extrême sa progression, sa cohérence et son sens par un système correspondant à celui que Jacques Derrida désigne comme « le pathos métaphysique ou romantique de la négativité » 856. Celui-là qui tend à dessaisir l'énonciation de la réception en brouillant, par exemple, les codes d'émetteur et de destinataire :

‘(…), les mauvaises langues continuaient à penser que le donneur originel des poux était le maire (…). Non et non, le maire, nous le savions tous, ne pouvait donner les poux à Estina Benta ni même à aucune autre femme : nous savions qu'à la suite d'une méchante vérole que lui avait refilée la chanteuse abyssinienne Martinez Sayilassié venue à Valancia (...), il n'avait plus, à la place du bâton de procréation, qu'un croûton de chair écaillée qui bavait sans arrêt.857

L'isotopie de la « bave », récurrente dans Les sept solitudes de Lorsa Lopez et dans Le commencement des douleurs engendrées par l'infection du sida, oriente la rumeur comme signe ultime d'une défaillance expressive (« baver sur quelqu'un », signifie aussi bien médire, dire du mal, dire le mal que colporter des rumeurs sur autrui). Ce qui annonce une relégation, voire une disqualification sociales. Quand le diagnostic sans appel d'un état de régression fait peser sur le malade l'indifférenciation de sa condition humaine avec la condition animale (le malade bave, tout comme l'animal bave) :

‘(…), un matin, Hoscar Hana Junior vit débarquer chez lui des foules de médecins, d'infirmiers, d'aides-soignantes et autres énergumènes de la gent médicale, suant des seaux, rouges de colère et de haine, bavant (…) sur la progéniture maudite du démon (…).
Tous prirent la décision de se mettre en grève illimitée, tous ces hommes et toutes ses femmes qui s'étaient juré de reconquérir la maladie : on arrêterait de bouffer, de bosser, de baiser et d'en baver jusqu'à ce que mort s'ensuive, la mort de Hoscar Hana Junior, mordu comme son dégringolé de père par la fièvre cervicale qui tuait les allumés de Costa-Muente.
- La peste le terrasse! hurlait Pango Nola, le dentiste-maire de Tombalbaye.858

De fait, convoquer la bave moins en tant que métaphore animale que parole déclassée du malade, c'est introduire, dans le récit et la narration de la maladie que tente de réinventer la rumeur, une poétique barbare. Le sens postmoderne de cette dernière œuvre contre la désinscription, exercée par non-dit, du « primitif » 859 résiduel, mais constitutif de la condition humaine en ce que « l'animalité reste un horizon de l'homme, celui de sa perte, de sa fuite hors de lui-même » 860. Si la dynamique narrative et postmoderne de l'écriture de la maladie renvoie à une logique d' « ensauvagement » 861, Romuald Fonkoua semble en convenir quand, au détours d'une analyse comparative et intertextuelle, il constate :

‘En effet, Sony Labou Tansi semble se trouver dans cet état dont parlait un autre écrivain célèbre disparu des suites de la même maladie, Hervé Guibert, qui pensait :
« Le sida n'est pas vraiment une maladie […] c'est un état de faiblesse et d'abandon qui ouvre la cage de la bête qu'on avait en soi, à qui je suis contraint de donner les pleins pouvoirs pour qu'elle me dévore, à qui je laisse faire sur mon corps ce qu'elle s'apprêtait à faire sur mon cadavre pour le désintégrer. » (Guibert, 1990)
Le roman est le récit d'une désintégration du moi, du mot, de la littérature862. ’

Ce qu'il appelle « désintégration »,n'est pas moins synonyme, selon Xavier Garnier, d' « éclatement » : deux termes qui, dans la taxinomie postmoderne, renvoient sinon à une créativité du moins à une positivité. De sorte que « la rumeur est créative, elle est dotée d'une puissance de fabulation exceptionnelle, capable de transfigurer ce dont il s'empare » 863. Elle agit, dans l'écriture de la maladie, chez Rachid Boudjedra et chez Sony Labou Tansi, suivant l'analyse de Jacques Derrida dans La pharmacie de Platon 864, d'une part, en «poison » quand elle veut annihiler « la difficulté de traiter la mort rattachée au sida selon des modèles de signifiants traditionnels ». D'autre part, elle y remédie (« la remède ») en les substituant par des signifiants contemporains, « de même qu’une lecture du post-modernisme [en] interprète l’usage (...) comme le désir de se rattacher (...) tout en avouant son éloignement » 865.

Ainsi, la rumeur participe d'une forme de thérapie évitant à l'écriture de la maladie de s'enkyster dans la rigidité énonciative des méta-récits, en proposant des stratégies énonciatives microscopiques et indéfinies. Celles-ci révèlent un langage inédit, libèrent des sens inattendus et postulent un horizon nouveau. Ce qui fait dire à Gale Miller et Steve de Shazer :

‘La thérapie systémique (...) est une suite d'histoires que les membres de diverses communautés (...) se racontent mutuellement. Selon notre interprétation de cette rumeur, la thérapie (...) est un travail mêlant jeux de langage866, relations politiques et questions éthiques. (...), nous racontons une histoire qui relie la thérapie (...) à la philosophie du langage (...) et à certains aspects de la pensée sociale postmoderne. (...) la thérapie centrée sur les solutions [en tant que rumeur] constitue une politique de possibilités.867

En définitive, la postmodernité des écritures romanesques respectives de Rachid Boudjedra et de Sony Labou Tansi, rend féconde la représentation du trauma de la maladie. Elle met en scène, d'abord, une esthétique s'inspirant, principalement, de la crise, dans son acception maladive et médicale. Aussi les dysfonctionnements physiques et psychiques qu'elle aiguise, tout comme la brièveté, l'imprévisibilité et la fulgurance des douleurs qu'elle cristallise, induisent-ils une réflexivité de l'économie narrative, simulacre des manifestations cliniques de la crise. En effet, celle-ci se déguise en une esthétique forcenée, ou une poétique en souffrance : la fragmentation du récit renvoie à sa déliquescence, et l'utilisation abusive d'une terminologie médicale révèle une boulimie sémantique. Quand la logique arbitraire de la ponctuation, le système quasi psychotique de la répétition et des anaphores, le surmenage ou l'insuffisance énonciatifs causés, respectivement, par la phrase interminable et la phrase substantivée, les procédés de gradation et les ruptures d'anacoluthe, transposent le malaise au niveau de la syntaxe. Par conséquent, l'enjeu esthétique de la crise réside, paradoxalement, dans la santé poétique et narrative qu'elle affiche. Parce que ce qui apparait comme « un moment de naufrage généralisé », se révèle, en fin de compte, en tant que « passage » 868. C'est-à-dire possibilités langagières où l'horizon ouvert des signifiés élargit en permanence l'armure et le cercle déjà vertueux des signifiants. Ensuite, promptes, d'une part, à différencier et à diversifier, au-delà d'une écriture testimoniale ou doloriste, l'expression littéraire de la maladie, à en singulariser les parcours et à en renouveler les sens, et d'autre part, circonspectes à l'égard de l'absolutisme des schémas narratifs hérités du roman moderne, la fiction africaine de la maladie, s'oriente vers ce que nous avons appelé une forme-sens. Elle pose une Condition postmoderne dès lors que, sous le régime de « l'idéosème », elle inscrit Le principe d'incertitude dans une perspective de « tension narrative » active. De sorte que les aspects improbables et irréguliers, relevés aux niveaux structurel et syntaxique, rejouent ce que les doutes, les peurs et les risques de la maladie exhalent dans la sémantique de l'incertitude. Enfin, si la maladie, dans les romans respectifs de Rachid Boudjedra et de Sony Labou Tansi, participe d'une écriture de violence et d'une violence de l'écriture, le dépassement de la souffrance qui lui demeure inhérente, s'élabore à travers un éclatement du sens. Celui-ci, inlassablement, s'inscrit dans un langage romanesque s'apparentant au « pharmakon ». Non sans, au préalable,s'élaborerà travers un « dire oblique » quiporte le signe du secret, la marque du silence et les stigmates de la rumeur. De sorte que la maladie postule une écriture du différent/différend.

Exemple typique de cette écriture du différent/différend, la reconduction d'un genre romanesque et d'un registre narratif, en l'occurrence le fantastique, serpent de mer ressorti à chaque cycle de crise de la représentation, inscrit davantage le roman africain francophone dans l'hypothèse postmoderne.

Notes
813.

Trotsky Léon, Littérature et révolution, Traduit du russe par Pierre Franck et Claude Ligny, Paris, Julliard, 1964, p.150.

814.

Blanchot Maurice, Le livre à venir, op. cit., p. 147 où, parlant de Virginia Woolf, figure par excellence de l'écriture de la maladie, il écrit que cette dernière requiert « une telle séparation de soi, une si grave humilité, une fidélité si complète à un pouvoir illimité de dispersion que l'on voit bien quel risque finalement il faut courir ».

815.

Green André, « La déliaison », in Littérature, n° 3, p. 52.

816.

Perron Dominique, « Postmodernismes et moralités postmodernes », in http://www.ualberta.ca/~di/csh/csh10/Perron.html

817.

Compagnon Antoine, Le démon de la théorie : littérature et sens commun, Paris, Le Seuil, 1998, p. 14 : « La théorie me semble principalement intéressante et authentique (...) par le combat farouche et vivifiant qu'elle a mené contre les idées reçues dans les études littéraires, et par la résistance tout aussi déterminée que les idées reçues lui ont opposée. »

818.

Delayre Stéphanie, Driss Chraïbi, une écriture traverse, Presses Universitaires de Bordeaux, 2006, p. 243.

819.

Blanckeman Bruno, « Mourir en direct : le cas d'Hervé Guibert » in Dornier Carole et Dulong Renaud (sous la direction de), Esthétique du témoignage, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 2005, p. 203.

820.

L’insolation, op. cit., pp. 143-144.

821.

Lacan Jacques, Écrits I, Paris, Le Seuil, Collection « Points », 1966, pp. 183 et 289.

822.

Expression latine : « Le trait mortel reste attaché à son flanc ».

823.

Les sept solitudes de Lorsa Lopez, op. cit., p. 3 (non numérotée).

824.

Genette Gérard, Seuils, Paris,Le Seuil, 1987, p. 8.

825.

Les sept solitudes de Lorsa Lopez, op. cit., p. 13.

826.

« La triste mémoire du choléra », in Les yeux du volcan, op. cit., pp. 32-42.

827.

L’état honteux, op. cit., p. 7.

828.

Les sept solitudes Lorsa Lopez, op. cit., p. 36.

829.

Le commencement des douleurs, op. cit., p. 19.

830.

Blanckeman Bruno, « Une écriture intraitable », in Pautrot Jean-Louis et Allègre Christian (sous la direction de), Pascal Quignard, ou le noyau incommunicable, Études françaises, vol. 40, n° 2, 2004, p. 24. Version numérique : http://id.erudit.org/iderudit/008806ar .

831.

Les yeux du volcan, op. cit, pp. 39-40.

832.

Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos, Paris, Éditions J. Corti, 1948, Rééditions 1992, p. 23.

833.

Tournier Michel, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Gallimard, Paris, 1967, p. 107.

834.

Ibid., p. 107.

835.

Les sept solitudes de Lorsa Lopez, op. cit., p. 177.

836.

Seuils, op. cit., p. 8.

837.

Lyotard Jean- François, La confession d’Augustin, Paris, Éditions Galilée, 1998, p. 88.

838.

Nancy Jean-Luc, « Dies illa. D’une fin à l’infini, ou de la création », in (sous la direction de) Lyotard Dolorès, Milner Jean-Claude et Sfez Gérald, Jean-François Lyotard. L’exercice du différend, Paris, PUF, 2001, pp. 77-99.

839.

Grand Usuel Larousse, dictionnaire encyclopédique, Paris, Larousse-Bordas, 1997, p. 6680.

840.

Ibid., p. 1381.

841.

Chatard Virginie, « La maladie régénératrice dans l'œuvre romanesque d'Yves Beauchemin », in French XX, vol. XI, n°4, 1999, p. 115-125.

842.

Le commencement des douleurs, op. cit., p. 145.

843.

Certeau Michel de, La fable mystique, Paris, Gallimard, 1982, p. 133.

844.

Ibid., p. 208.

845.

Adorno Théodor W., Prismes. Critique de la culture et société (1955), trad. par G. et R. Rochlitz, Paris, Éditions Payot, 1986, p. 26 : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d'écrire aujourd'hui des poèmes. »

846.

Martin Jean-Pierre, « La littérature nous dirait-elle quelque chose plutôt que rien ? », in Les Temps Modernes, n° 655, sept.-oct. 2009, pp. 54-70.

847.

Rosolato Guy, « L'oscillation métaphoro-métonymique », in Topique, n°13, p. 96.

848.

La prise de Gibraltar, op. cit., p. 99.

849.

Delourme Chantal, To the lighthouse, Virginia Woolf, Les arabesques du sens, Paris, Ellipses, 2001, p. 120.

850.

Meschonnic Henri, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Paris, Verdier, 1982, p. 215où il écrit notamment : « (…) comme tout est sens dans le langage, dans le discours, le sens est générateur de rythme, autant que le rythme générateur de sens, tous deux inséparables- un groupe rythmique est un groupe de sens- et autant le sens ne se mesure pas, ne se compte pas, le rythme ne se mesure pas. »

851.

La prise de Gibraltar, op. cit., pp. 26-27.

852.

Meschonnic Henri, Pour sortir du postmoderne, Paris, Éditions Klincksieck, 2009.

853.

Bessière Jean, « Chronologie, écriture muette. Écriture, Récit, Métaphore », in Dire le littéraire. Points de vue théoriques, Liège-Bruxelles, Pierre Mardaga, Éditeur, 1990, p. 111.

854.

Nouvelles écritures africaines, op. cit., p. 240.

855.

Garnier Xavier, « Poétique de la rumeur : l'exemple de Tierno Monénembo », in Cahiers d'Études Africaines, Numéro 140, Volume 35, 1995, p. 895.

856.

Positions, op. cit., p. 121.

857.

Les sept solitudes de Lorsa Lopez, op. cit., pp. 40-41.

858.

Le commencement des douleurs, op. cit., pp. 152-153.

859.

Maffesoli Michel, « Du bon usage de la violence », in Sphera Publica, Publicación anual, n° 003, Universidad Católica San Antonio de Murcia, 2003, Murcia, España, p. 57.

860.

Lestel Dominique, L'animalité. Essai sur le statut de l'humain, Paris, Hatier, 1996, p. 43.

861.

Maffesoli Michel, La part du diable. Précis de subversion postmoderne, Paris, Flammarion, 2002.

862.

Fonkoua Romuald, « Mal de mots, mots du mal : Sony Labou Tansi et la maladie », in Diop Papa Samba et Garnier Xavier (sous la direction de), Sony Labou Tansi à l'œuvre : actes du colloque international organisé par les universités Paris 12 et Paris 13, 15 et 16 mars 2007, Paris, L'Harmattan, 2007, p. 268.

863.

« Poétique de la rumeur : l'exemple de Tierno Monénembo », op. cit., p. 893.

864.

Derrida Jacques, « La pharmacie de Platon », in La dissémination, Paris, Le Seuil, 1972.

865.

Lévy Joseph et Nouss Alexis, préface de François Laplantine, Sida-fiction. Essai d’anthropologie romanesque, Presses Universitaires de Lyon, Coll. CREA (Centre de Recherches et d’Études Anthropologiques, 1994, p. 91.

866.

Le concept de « jeux de langage », est couramment convoqué par les promoteurs de la théorie postmoderne, notamment par J-F. Lyotard. Mais, il est l'œuvre de Wittgenstein Ludwig, Cahier Bleu, in Le cahier bleu et le cahier brun, trad. Marc Goldberg et Jérôme Sackur, Paris, Gallimard, 1996, p. 56 : « Ce sont des manières d'utiliser des signes plus simples que celles dont nous utilisons les signes dans notre langage quotidien. (...). L'étude des jeux de langage est l'étude de formes primitives du langage, ou de langages primitifs. »

867.

Miller Gale et Shazer Steve de, Traduit par Cabié Marie-Christine, « Avez-vous entendu la dernière à propos de ...? La thérapie brève centrée sur les solutions en tant que rumeur », in Thérapie Familiale, Genève, Numéro 3, Volume 22, 2001, p. 289.

868.

Melone Thomas, « La critique littéraire et les problèmes de langage : le point de vue d'un africain », in Présence Africaine n° 73, 1970, p. 7. Il écrit, évoquant notamment le rapport entre expérience humaine (la maladie en est une) et langage : « Et ce passage de la parole primordiale au langage informateur, et de celui-ci au système signifiant [...] à travers l'épaisseur allusive du livre est un moment de naufrage généralisé. »