Chapitre VI : Crise d'un genre, crise d'une époque ou la médiation masquée du fantastique postmoderne

Paradoxalement, l'idée de crise, qui nourrit les courants, travaille les époques et gouverne les espaces littéraires fantastiques, n'est pas évoquée dans les points de vue convergents de Beïda Chikhi et Ralima Koucha. À partir d'études sur les œuvres de Kateb Yacine et de Mohammed Dib, elles abordent, respectivement, la question du genre fantastique dans la littérature algérienne. Selon elles, la spécificité du fantastique algérien francophone réside en ce qu'il reste « modélisé par les œuvres maîtresses de la littérature occidentale » 869, du fait que « ce genre s’est principalement développé (…) car du temps de la colonisation, le français et la culture française ont été véhiculés par le biais de l’école » 870. Tout se passe comme si ces deux analyses s’opposaient à l’idée de « singularités francophones » 871 inscrite, notamment, dans le fantastique des œuvres littéraires maghrébines et négro-africaines. À laquelle elles semblent opposer un élargissement dans le champ de l’Anthologie du fantastique 872 français. Ce n'est pas tant le fait de considérer le fantastique francophone africain comme continuation du fantastique français, essentiellement, autour de la création de l’école de Jules Ferry (dans son versant Outre-Mer) et, substantiellement, grâce à l'émergence d'une élite nourrie par « le génie de la langue française », qui suscite interrogation. C'est d'omettre que ce prolongement, compte tenu, d'une part, d'un contexte de domination et de violence et, d'autre part, de ce que Gérard Bouchard appelle « le clivage culture savante/culture populaire » 873, désigne, par euphémisme, dilemme, tension, voire opposition. Par conséquent, le fantastique francophone africain recouvre une origine et une composition sinon plus élargies du moins davantage complexes. Qu'à cela ne tienne, la critique sceptique de Marcel Proust, quoique, antérieure et extérieure au débat, mais non moins instructif, lorsqu'il les qualifie, parlant des méthodes scolaires d’ Introduction à la littérature fantastique en général et du « dialogue des morts » en particulier, de « devoirs ridicules [qui] ne sont plus en honneur que dans certaines écoles de jeunes filles » 874, ne relativise-t-elle pas l'analyse de l’imaginaire et de la créativité fantastiques d’une œuvre, d'un auteur et/ou d'un espace littéraire, à l’aune d’une prégnance scolaire ? Si on appréhende le fantastique francophone africain en tant que Fils du fantastique français, ne faut-il pas, par ailleurs, ne pas faire l’impasse sur les théories du différent/différend qui soutiennent une perspective de « crise salutaire » ?Celle-cin'est-elle pas consécutive au croisement dans ce que le second puise commeSouffles conservateurs dans sa culture populaire locale, quand dans le premier, l'enseignement d'un genre inclut la mise en pratique d'une assimilation (Jules Ferry ne s'en défendait pas du reste) ? Les écritures autobiographiques ou auto fictives d'écrivains maghrébins, négro-africains et antillais, ne démontrent-elles pas suffisamment que la scolarité en « pays dominé » 875 ne relevait pas forcément d’une expérience de Gai savoir 876, favorable à à l’éclosion de l’esprit fantastique chez les écoliers des colonies françaises ? Certes, les écrivains issus du Maghreb et de l’Afrique noire, ainsi que « de nombreux auteurs francophones (…) ont bénéficié de cette éducation rendant l’apprentissage de la langue française obligatoire » 877. Mais on s’aperçoit que la réception du fantastique, dans l'espace culturel et littéraire africain, ne repose pas, exclusivement, sur une assimilation d'œuvres majeures. Les enjeux de l’écriture fantastique se situent bien au-delà des réminiscences scolaires et juvéniles « d’une conscience détachée » 878, peut-être hâtivement, d’un champ du pathos social dont elle partage, nonobstant, le malaise et la violence. Or, ces dernières caractéristiques définissent, également, la postmodernité en tant qu'une esthétique littéraire. Esthétique qui, selon Michel Lord, « pervertit et renouvelle les formes de la tradition pour dire un monde de plus en plus troublant, mouvant et incertain » 879. Aussi revêtent-elles, dans le roman africain francophone, l'uniforme dufantastique en ce qu'elles désignent une littérature du doute, une « littérature de réaction, d’opposition » 880, « une littérature des temps de crise » 881. En somme, une « littérature (…) qui n’est que la mauvaise conscience » 882 de son siècle. Ce que Simone Grossman, citant par ailleurs un collège de critiques, résume ainsi :

‘L'écriture postmoderne inclut le fantastique dans son mode d'action, comme le montre L. Olsen qui considère le postmodernisme comme « une tentative ... pour répondre à l'expérience contemporaine » qui est en soi « une situation littéralement fantastique », ajoutant : « rien d'étonnant à ce que le fantastique soit devenu le véhicule par excellence de la conscience postmoderne »883. Dans le fantastique (...) des dernières décennies, l'on retrouve les traits fondamentaux du postmodernisme (...). Or si dans le domaine romanesque (...) les « moments » postmodernes ont fait l'objet d'une étude systématique (Paterson), l'examen des aspects postmodernes dans le fantastique reste à faire.884

Dans les œuvres romanesques respectives de Rachid Boudjedra et de Sony Labou Tansi, la construction/déconstruction fantastique et postmoderne, s'élève, d'abord, autour d'une « architexture » instable et hétérogène inscrite dans la diégèse. Cependant qu'elle pratique une réflexivité thématique et esthétique de la crise qu'elle travaille de l'intérieur et qu'elle dépasse : elle questionne la littérature. Ensuite, accentuant les traits dessinés autour de La métamorphose de ses figures narratives selon une démonstration qui mue l'archétype du monstre en « nouveau barbare », le fantastique postmoderne francophone opère une « construction illusoire » 885. En effet, il « nous fait croire » que ce motif, vu sous l'angle d'une « identité narrative » 886, révèleun espace d'énonciation où l'ambigüité produit une friction créatrice entre « fiction du réel » et « réel de la fiction » : il réoriente ainsi, dans le champ de la littérarité, le débat souvent crispé et crypté sur l'identité. Enfin, renonçant au modèle du roman historique, le fantastique postmoderne francophone décline un aspect du « roman familial ». Ce, par le biais de ce que Charles Bonn appelle « l'espace maternel » 887, lieu incertain à partir duquel « un centre absent particulièrement fécond du roman » 888,ruse dans sa stratégie narrative selon ce que Michel de Certeau désigne comme des « arts de faire » 889 avec l'Histoire. Aussi cet « espace maternel » promeut-il la figure féminine, dont la narration de l'intime, sous forme de micros récits disséminés, tente de reconstituer les puzzles de sa propre histoire. Une histoire individuelle faite de chaire, de sang, de larmes mais aussi de mots qui ne sont pas sans lien avec les maux de l'Histoire : il propose une « historicité littéraire ».

Notes
869.

Chikhi Beïda, « Avant-propos : Où apparaît un fantastico séduisant et subtil », in Schnabel William (sous la direction de), Le fantastique francophone, IRIS / Les Cahiers du Gerf, Centre de Recherche sur l’Imaginaire, Université de Grenoble 3, Hiver-été 2004, numéro 26, pp. 5-6.

870.

Koucha Ralima, « Le fantastique francophone et les genres apparentés dans les cultures francophones », in Le fantastique francophone, op. cit., p. 67.

871.

Jouanny Robert, Singularités francophones : Ou choisir d’écrire en français, Paris, Presses Universitaires de France, 2000, p. 6. Il parle d’un rapport à la littérature qui « s’inscrit dans une démarche plus individuelle que collective, indépendante ou moins dépendante des contraintes de la tradition et de l’histoire ».

872.

Caillois Roger, Anthologie du fantastique, Paris, Gallimard, 1966.

873.

Bouchard Gérard, Littérature et culture nationale du Québec : le clivage culture savante/culture populaire, Porto, Maria Bernadette (Org.), Fronteiras, passagens, paisagens na literatura canadense, Niteroi, ABECAN/EDUFF, 2000.

874.

Proust Marcel, Essais et articles, Paris, Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 581.

875.

Chamoiseau Patrick, Écrire en pays dominé, Paris,Gallimard, 1979.

876.

Sans être excessif, nous pouvons lire le différend/différent du fantastique africain et francophone par rapport au fantastique français en tant qu’il procède d’une déconstruction « nietzschéenne » : « Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’univers tout entier ? » lançait comme un défi l’insensé du Gai savoir. Le fantastique francophone, maghrébin et négro-africain notamment, peut s’adresser ainsi au fantastique français: « Qui nous a donné la langue française pour dire la domination ? »  

877.

« Le fantastique francophone et les genres apparentés dans les cultures francophones », op. cit., p. 67.

878.

Vax Louis, La Séduction de l’étrange, Paris, PUF, 2éme Édition, 1987, p. 160.

879.

Cité par Grossman Simone, « Postmodernisme dans le fantastique québécois», in Quebec Studies. FindArticles.com. 27 Aug, 2009. http://findarticles.com/p/articles/mi_7023/is_30/ai_n28817937/

880.

Castex Pierre-Georges, Le conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, Paris, Librairie José Corti, 1951, p. 7.

881.

Ibid., p. 6.

882.

Introduction à la littérature fantastique, op. cit., p.174.

883.

Olsen Lance, Ellipse of uncertainly : an introduction to postmodern fantasy, New-York, Greenwood Press, 1987, pp. 3-14.

884.

« Postmodernisme dans le fantastique québécois», op. cit.

885.

Batalha Maria Cristina, « Le fantastique et l'enjeu identitaire dans Les enfants du sabbat », in Le fantastique francophone, op. cit., p. 141.

886.

Ricœur Paul, « Le temps raconté », in Temps et récit III, Paris, Le Seuil, 1985, p. 355 et p. 443 Il définit ainsi ce concept : « c'est l'assignation à un individu ou à une communauté d'une identité spécifique que l'on peut appeler leur identité narrative. (…). A la différence de l'identité abstraite du même, l'identité narrative, constitutive de l'ipséité, peut inclure le changement, la mutabilité, dans la cohésion d'une vie. Le sujet apparaît alors comme constitué à la fois comme lecteur et comme scripteur de sa vie selon le vœu de M. Proust ».

887.

La littérature algérienne de langue française, op. cit., pp. 25-37 et 47-59.

888.

Bonn Charles, « Histoire et production mythique dans Nedjma », in Nedjma, Kateb Yacine, URL : http://www.fabula.org/colloques/document1227.php , publié le 22 avril 2009. Il y évoque brièvement le rapport que « l'espace maternel » entretient avec l'Histoire, après avoir pensé, que l'un était « extérieur » à l'autre.

889.

Certeau Michel de, L'invention du quotidien. Arts de faire, Paris, Gallimard (1980), coll. « Folio », 1990, p. 270 : « Le grand silence des choses est mué en son contraire (…). Hier constitué en secret, le réel désormais bavarde. (…). Jamais histoire n’a autant parlé ni autant montré. »